Dans la nuit du samedi au dimanche, plus exactement à minuit trente, à l’angle de la rue Notre-Dame et de la rue Chimay, quelqu’un nous hèle. Kevin est à la rue, il quémande quelques piécettes, il est blessé, il dit ne pas pouvoir passer toutes ses nuits à l’hôpital, où on ne veut pas vraiment de lui. Comme pour nous prouver qu’il ne ment pas, il retrousse l’ourlet d’un pantalon abîmé pour dévoiler le début d’un pansement qui se défait déjà et sous lequel on aperçoit comme on sent la purulence d’une plaie à vif. Un peu étonné qu’on s’arrête pour fouiller nos portefeuilles à la recherche des quelques pièces ou billets qui auraient survécu à la digitalisation des paiements, il nous raconte, la honte frémissant dans sa voix comme un permanent accompagnateur, sa chute. Après avoir travaillé comme électricien, il gérait un AirBnB aux Pays-Bas quand la pandémie a coupé court à cette occupation ainsi qu’à toute source de revenus, le forçant à dormir à la belle étoile. Une heure plus tard, un deuxième sans-abri nous aborde, à qui on dit, avec cette culpabilité toute hypocrite de qui veut bien se débarrasser de ses deniers et de sa mauvaise conscience à condition de pas devoir se déplacer jusqu’au prochain distributeur, qu’on a déjà donné ce qu’on avait.
Minuit trente, à l’angle de la rue Notre-Dame et de la rue Chimay : il a suffi qu’on s’éloigne de quelque 1 800 mètres du Kasemattentheater et que trois heures passent pour que le réel rejoigne les témoignages relatés dans Les exclus du festin. Pour que vienne s’ajouter aux propos recueillis par Claude Frisoni dans son livre éponyme et qui constituent la triste charpente narrative de la pièce de théâtre qui l’adapte, pas seulement un post-scriptum de la pièce mais un prolongement, une continuation, une preuve empirique de ce qu’on vient de voir sur le plateau scénique. Ces textes mettent en crise le métarécit tant propagé du Luxembourg considéré comme un pays de Cocagne où l’argent pousserait presque sur des arbres à fric et où il suffirait non pas de traverser la rue pour trouver un boulot mais de se pencher, sur le pavé de ce même trottoir évoqué par Emmanuel Macron, pour ramasser des liasses de billet fraîchement imprimés.
Après la crise climatique dans Alphabet de Calle Führ, le Kasemattentheater s’attaque donc à un autre sujet qui gêne et à l’évocation duquel la population préfère jouer à l’autruche plutôt que de s’y frotter. La pauvreté au Luxembourg, est bien plus répandue que les statistiques ne le suggèrent. Chiffres qui, tout en permettant aux politiciens de dire que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles en faisant étalage d’un salaire minimum nettement plus élevé que chez nos voisins, camouflent assez efficacement le fait que le Luxembourg a le taux mondial le plus élevé de travailleurs pauvres (près de quinze pour cent) – et qu’avec une pension minimum de 2 244 euros, il faut bien déduire que, « quand on a passé sa vie à travailler et qu’on perçoit le taux minimum de la pension vieillesse, on frôle le seuil de pauvreté au Luxembourg. »
Prenant à la lettre le titre du livre que la metteuse en scène Leonie Rebentisch et l’auteur-dramaturge Antoine Pohu ont adapté pour la scène, Les exclus du festin prend la forme… d’un festin auquel est convié le public du Kasemattentheater. Une façon assez élégante et ingénieuse de signaler au public théâtral du Luxembourg qu’il fait bien partie, lui, des heureux invités au banquet, qui a plus l’habitude de bacchanales dionysiaques que de ces fins de mois difficiles qui pour certains commencent dès le cinq ou le six.
Pourtant, alors que les trois serveurs, incarnés avec brio et beaucoup de malice par Céline Camara, Clara Hertz et Raoul Schlechter, égrènent les noms chantournés de succulents mets dans un pastiche d’énumération de plats censés vous mettre l’eau à la bouche (liste-pastiche dont, cela dit au demeurant, on a si souvent entendu ou lu des variations qu’elle commence à devenir aussi ennuyeuse que la situation originelle dont elle entend se moquer), quelque chose commence à grincer : sous les cloches en argent qui d’habitude recèlent un festival de saveurs aux effluves enivrants se dégageant dans la salle une fois que les serveurs les ont pompeusement retirés, se trouvent ici une photo de sans-abri, là un accessoire incitant les comédiens à se glisser dans leur prochain rôle, ces cloches faisant office d’embrayeurs sémantiques tout autant que de retour du refoulé.
Si les témoignages de tel banquier tombé dans la spirale de l’alcool et de stupéfiants, de telle migrante dont le mari s’est endetté chez un créancier à Arlon ou encore de tel couple de restaurateurs qui, malgré la précarité dans laquelle il vit, dépense des quantités faramineuses pour de la cocaïne, force est de constater que le texte manque souvent de subtilité (un des créanciers s’appelle monsieur Hai – ça s’appelle de la paresse onomastique) et que ses passages satiriques ratent parfois le coche, conférant un ton un peu trop léger à une pièce qui traite de choses on ne peut plus sérieuses – des auteurs comme Éric Chevillard et Thomas Bernhard ont montré qu’on peut être extrêmement drôle tout en étant extrêmement en colère.
Le jeu des trois comédiens est impeccable et précis et certaines idées de mise en scène sont excellentes : Juché sur un des chariots que les acteurs font glisser sur scène dans une habile chorégraphie de la surenchère gastronomique, tel personnage démuni se fait évacuer en douce dans les coulisses, mimant une expulsion tout en douceur hypocrite (dommage juste qu’on y recoure à deux fois, à cette idée). Il découle malheureusement, de ces grosses ficelles textuelles et dramatiques, que mainte situation narrative qui nous est servie sent le réchauffé, de sorte qu’on a un peu l’impression d’assister à une énième déclinaison de ce que peut un certain théâtre didactique quand il se présente sous les oripeaux du ludique : le docere et placere prend ici forme d’un manuel scolaire du théâtre qui se veut instruire tout en enfonçant pas mal de portes ouvertes.
Ainsi, le passage à l’Adem devient un pastiche de Kafka mêlé à un des fameux douze travaux d’Astérix, que les auteurs saupoudrent d’un commentaire sur la digitalisation rampante et déshumanisante qui permet aux fonctionnaires d’enfermer encore un peu plus ses citoyens dans l’enfer de l’administrativisation outrancière et de la bureaucratisation mortifère. Là encore, c’est parfaitement maîtrisé au niveau du jeu, il faut voir Camara, Hertz et Schlechter faire leur surplace sous le rythme effréné d’une musique entraînante. Le propos est à la fois un peu trop facile et trop hyperbolique, la satire estompant la dure réalité de ceux qui vivent à la rue, dont on peut se demander s’ils trouveraient bien drôle que le public s’amuse ainsi – mais qui de toute façon ne la verront pas, cette pièce.
Commencer avec une mise en bouche interactive sous forme de quiz interrogeant le public sur le salaire et la pension médianes au Luxembourg, dans l’espoir que sa participation zélée l’incitera à plus se creuser les méninges sur le clivage systémique entre richesse et pauvreté au grand-duché, est un brin facile. N’aurait-il pas été plus ingénieux, plus inconfortable aussi, par exemple, de demander à tout visiteur qu’il griffonne, anonymement, s’entend, le montant de ce qu’il ou elle gagne afin qu’on eût pu comparer, lors de cette analyse des statistiques, la richesse de ceux venus voir la pièce et l’indigence de ceux dont on parle dans cette même pièce, exhibant de la sorte le voyeurisme inhérent à l’intérêt qu’éprouve une certaine classe bourgeoise d’aller mater la pauvreté quand elle est séparée par le quatrième mur du théâtre ?
Cela eût contribué à éviter que cette soirée ne prêche trop aux convertis – car même si une scène là encore assez cliché où les trois comédiens donnent voix aux promesses creuses des politiciens est tout d’un coup interrompue pour laisser libre cours à la colère d’une des serveuses qui déplore, entre autres, l’incapacité des exclus du festin à pouvoir aider les exclus festins. Il ne suffit pas de constater l’impuissance du théâtre à changer le monde pour sortir de cette impasse rhétorique qui consiste à croire qu’on peut se contenter de déplorer un état des faits pour lui régler son sort. C’est là un des traquenards du dispositif métathéâtral – une manière de s’avouer vaincu tout en donnant l’impression d’en sortir victorieux.