Cinéma

À l’époque

d'Lëtzebuerger Land vom 28.08.2015

Delphine (Izïa Higelin) conduit le tracteur de la ferme familiale d’une main de maître. Mais pour s’affranchir de ce carcan rural, elle décide de rejoindre Paris, où elle pointe à l’usine et vit dans une chambre de bonne. Du bleu de chauffe, elle est passée aux chemisiers colorés, elle marche fièrement sur les boulevards, femme moderne sans le savoir du début des années 70. Par hasard, elle rencontre Carole (Cécile de France), féministe engagée. Dans des amphis enfumés et bruyants, Delphine assiste à la naissance du Mouvement de Libération des Femmes, participe aux happenings pro-avortement et forge ainsi ses convictions. Carole et Delphine s’aiment, passionnément. Mais un télégramme vient tout remettre en cause : Delphine est rappelée à la ferme, car son père (Jean-Henri Compère) vient d’avoir une attaque. Elle retrouve sa mère (Noémie Lvovsky) et Antoine (Kévin Azaïs), le garçon de la ferme d’à côté qui rêve en silence de l’épouser. Retour à la terre, à une société patriarcale par défaut. Carole rejoint Delphine au bout de quelques semaines, rêve d’un amour au grand jour, alors que Delphine la prie d’être discrète. Ici, on ne vit pas ces choses-là. La passion est secrète, se vit dans les champs ou dans la chambre, la nuit, à l’abri.

Dans La belle saison, Catherine Corsini convoque les éléments clés de sa filmographie, comme le féminisme haut en couleurs (La nouvelle Eve, 1999), les relations passionnelles (La répétition, 2001) ou encore l’amour impossible (Partir, 2009) et en tire l’un de ses plus beaux longs-métrages. Sa reconstitution du combat pour les femmes est subtile, documentée et touchante, puisque ses personnages abandonnent le traditionnel manichéisme de la lutte pour exposer leurs contradictions. La cinéaste réussit à les filmer avec bienveillance, mais sans complaisance.

Cet amour bouleverse les certitudes de Carole et font vaciller la nonchalance de Delphine. Citadine, indépendante et hétérosexuelle, la première est bouleversée par la passion, le manque de ce corps qu’elle chérit : c’est cette dépendance soudaine que lui reproche Manuel (Benjamin Bellecour), son compagnon. Delphine, elle, laisse son militantisme aux portes de la ferme. Dans les champs, elle redevient l’agricultrice acharnée, seule figure de la femme que reconnaît sa mère, qui elle-même, par son engagement, est une féministe qui s’ignore. Le scénario traite de ce grand écart, des mensonges arrangeants, mais sans tomber dans la leçon de morale ou l’angélisme. Catherine Corsini, habilement, propose des aller-retours du côté du courage, du plaisir et des devoirs. On peut lui reprocher quelques redondances narratives, lorsque les deux femmes se retrouvent, mais la réalisatrice, dans ces répétitions, cherche à faire comprendre la force du sentiment pour mieux expliquer, plus tard, l’absurdité et la violence de sa chute.

« On n’est pas contre les hommes, on est pour les femmes ! », lance Carole, courroucée, au début du film. La tendresse de Catherine Corsini pour ses personnages vaut également pour les hommes, qui, même dans la douleur d’être éconduits, ne se conduisent pas en goujats. Là encore, la mesure s’installe dans le débat. Mais il est clair que le moteur du film, ce sont ces femmes, leur perpétuelle (re)mise en question de la société et de leur place. Cécile de France et Izïa Higelin, leur énergie et leur bravoure, portent cette belle saison sur une vague pourtant risquée, celle du mélo sans le drame. Et pour arbitrer la lutte des pionnières contre les coutumes anachroniques, la figure de la mère s’installe comme fondamentale. Noémie Lvovsky est impressionnante de justesse, dans ses habits de femme malgré elle du début des années 70, semblable à celles des années 50. Sa colère, construite sur l’ignorance, la peur et l’habitude, constitue une des plus belles scènes du film.

La belle saison n’est pas nécessairement un film engagé ou militant : sa substance même en fait l’acte de résistance. Et l’enjeu de la lutte est aussi dans cette sincérité et cette douceur que Catherine Corsini insuffle à chaque scène.

Marylène Andrin-Grotz
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