La technologie financière, un secteur à fort potentiel encore vert

Encore tôt pour la fintech

d'Lëtzebuerger Land vom 27.11.2020

C’est certainement la success story du Landerneau de la technologie financière luxembourgeoise en cette fin d’année 2020. La semaine passée, la fintech Satispay (d’origine italienne mais logée dans la Luxembourg House of FinTech) a bouclé un tour de table de 93 millions d’euros (dont 68 en actions nouvelles) pour financer son expansion en Europe, notamment au Grand-Duché (200 commerçants déjà affiliés) et en Allemagne. Un montant important par rapport aux objectifs (cinquante millions) et aux sommes levées depuis sa création en 2013 (42 millions). Surtout, parmi les souscripteurs figurent entre autres la fintech américaine Square (créée en 2009 par Jack Dorsey, fondateur de Twitter), le géant chinois Tencent et le groupe bancaire LGT (Liechtenstein).

Désormais valorisée à 250 millions d’euros, Satispay, qui propose une solution de paiement mobile bancaire totalement indépendante des réseaux de cartes de crédit, a bénéficié à plein de la période de crise avec en dix mois une augmentation de 78 pour cent des transactions traitées par rapport à 2019 sur son marché d’origine. Le nombre de clients y a crû de 53 pour cent pour atteindre 1,3 million et on y compte plus d’un tiers de nouveaux commerçants affiliés. Son succès semble confirmer le sentiment que la digitalisation accélérée de l’économie et de la société, à la faveur de la crise sanitaire, ouvre un boulevard aux fintech.

Pourtant on a pu lire dans le Financial Times du 2 novembre qu’au contraire « le virus a écrasé le rêve des challengers » (l’article s’intitule The virus has crushed the challenger bank dream). À y regarder de plus près, l’analyse de la journaliste Jemima Kelly se fondait surtout sur les difficultés rencontrées par les néo-banques sur le marché britannique. « L’idée que des sociétés comme Monzo et Revolut peuvent faire tout ce que les banques font, mais mieux, est en train de s’effondrer », estime l’auteur. De fait, Monzo, qui revendique quatre millions de clients particuliers, est à la peine.

À la mi-mars, la néo-banque créée en 2015 avait bouclé un tour de table de soixante millions de livres, réunissant des partenaires de la première heure (dont Orange) et de nouveaux investisseurs. Mais elle avait dû accepter une souscription avec une décote de quarante pour cent et la levée a été inférieure de dix millions aux espérances. Le FT écrivait alors qu’en l’absence d’un financement promis par le géant japonais SoftBank, Monzo ne pourrait pas tenir au-delà du deuxième semestre 2021. En juillet, la banque, tout en avertissant que la pandémie « menaçait sa capacité à continuer », a licencié 120 salariés. Jamais rentable depuis ses débuts, elle pratique la fuite en avant en tentant de lancer un « compte premium » rémunéré avec une carte haut-de-gamme. Mais ses pratiques commerciales interpellent : avant même la crise sanitaire, la néo-banque avouait parfois geler les comptes sans préavis afin « d’empêcher les criminels d’utiliser Monzo pour des activités illégales », une bonne décision dans 95 pour cent des cas, selon elle. C’est sans doute avec une partie des cinq pour cent restants que s’est constitué le groupe Facebook « Monzo a volé notre argent » qui compte 5 000 membres.

Revolut se trouve dans le même cas. Bien que jamais rentable (et avec des pertes triplées en 2019), la néo-banque fondée en 2014 a pu lever 500 millions de livres en février et a encore réussi à obtenir une rallonge de 80 millions en juillet, proclamant à ce moment que sa valorisation n’avait pas changé, à 5,5 milliards. Mais ses revenus ont chuté malgré une augmentation du prix de ses services et elle ploie sous les plaintes. Près de 4 000 pour les neuf premiers mois de 2020 sur le site de réclamations en ligne Resolver contre moins de 2 500 pour l’ensemble de 2019, la plupart concernant l’impossibilité d’accéder aux fonds pendant des semaines voire des mois. Revolut a concentré 80 pour cent des réclamations. Une autre néo-banque anglaise connue, Monese, également familière du blocage inopiné de comptes, qui espérait lever 80 millions de livres, n’en a récolté que la moitié. Selon le FT, ces fintech ne parviennent pas à fidéliser leur clientèle en raison de leurs méthodes commerciales et montrent leurs limites en cas de crise. Il cite le cas de Tide, spécialisée dans les services de paiement et de crédit aux PME. Elle a fait partie au printemps des 28 banques agréées pour distribuer des prêts garantis par le Royaume-Uni, mais dans le courant de l’été elle s’est trouvée à court de ressources pour prêter car elle ne collecte pas de dépôts et n’a pas accès au financement direct de la Banque d’Angleterre. Elle a dû fermer sa liste d’attente où étaient inscrites quelque 7 000 entreprises ! De quoi inciter les clients à retourner vers leurs prestataires bancaires habituels.

Le cas britannique ne semble pas isolé. En France, la néo-banque C-zam, une filiale de Carrefour, a clôturé le 15 juillet ses quelque 120 000 comptes après un peu plus de trois ans d’existence, provoquant une avalanche de plaintes en raison du manque d’information et des difficultés rencontrées par certains clients pour récupérer leurs fonds. Selon l’expert français Stéphane Houin, deux raisons majeures expliquent les difficultés actuelles des néo-banques en Europe. Leur business model est trop dépendant des commissions sur transactions que leur versent les détaillants. Or les confinements successifs ont provoqué une baisse de la consommation des ménages, les achats en ligne ne compensant pas la baisse de fréquentation des magasins. D’autre part, comme toutes les start-up, elles manquent de fonds propres. Non seulement elles sont fragilisées en cas de crise, mais dans un contexte de récession, de manque de confiance des investisseurs et d’incertitude sur les marchés financiers la « levée de fonds, levier essentiel à la croissance de ces jeunes pousses, devient très compliquée ». Houin considère par ailleurs que le modèle de croissance est trop basé sur des « stratégies marketing complexes ». Or, les dépenses afférentes, notamment en communication, sont très souvent sacrifiées en période de crise.

Pour Stéphane Houin, « la crise actuelle est propice aux introspections et remises en question », ce qui conduit certaines de ces start-up à un « véritable repositionnement de leur modèle ». Elles ont davantage le souci de la rentabilité et cherchent à diversifier leurs sources de revenus. Si les fintech orientées sur les particuliers n’ont pas vraiment réussi à séduire les entreprises, surtout dans un contexte d’incertitude économique, celles qui ne font que du business to business, notamment celles qui fournissent les entreprises de commerce électronique, marchent bien, comme le reconnaissait l’article du FT. Elles sont appréciées des investisseurs, de sorte qu’en Europe elles ont déjà levé cinq milliards d’euros cette année. La société londonienne Checkout.com, qui traite les paiements pour les détaillants et les services en ligne, a levé 150 millions de dollars en juin 2020 et atteignait alors une valorisation de 5,5 milliards de dollars, soit un doublement en un an. La suédoise Klarna, qui fournit une infrastructure de paiement pour les e-commerçants a été évaluée en octobre à près de onze milliards de dollars, ce qui en fait « la fintech la plus précieuse d’Europe », ayant directement bénéficié de la hausse des achats en ligne pendant la pandémie.

Et même du côté des solutions de paiement proposées au consommateur final, les innovations dynamisent continuellement le marché. Outre la fintech italienne Satispay, on peut citer celui de l’australienne Afterpay, un service en ligne qui permet aux acheteurs américains, britanniques, australiens, néozélandais et canadiens de payer des articles de petite taille (comme des chaussures ou des t-shirts) en quatre fois sans frais sur une période de six semaines. Une solution plébiscitée par les Millenials qui n’ont pas de carte de crédit ou qui craignent d’accumuler des dettes avec des taux d’intérêt élevés. En un an son action est passée de huit à 105 dollars et sa valeur boursière dépasse désormais 28 milliards de dollars..

Le rêve américain

Outre-Atlantique, les néo-banques rattrapent leur retard sur l’Europe. En Amérique latine, une proportion élevée de la population ne détient pas de compte courant ni de carte bancaire : c’est le cas d’un tiers des Brésiliens, mais leur pays est aussi un des plus connectés au monde. De ce fait, avec des offres économiques, rapides et accessibles depuis un smartphone, les néo-banques locales ont attiré soixante pour cent de clients supplémentaires entre 2017 et 2019. Aux États-Unis, où l’on compte quatorze millions de ménages non-bancarisés, qui sont aussi les plus pauvres, les fintech ont permis à ces personnes de bénéficier facilement des aides directes prévues en mars par le plan de relance de l’administration Trump (300 milliards de dollars). De fait, les dernières levées de fonds ont été des succès. En mai Marqeta (cartes virtuelles), basée en Californie, a récolté 150 millions de dollars dans le cadre d’un tour de table qui la valorise à 4,3 milliards de dollars. Elle a annoncé mi-novembre un partenariat avec Uber. Un autre californienne, Varo Money, a engrangé en juin 240 millions de dollars en capital, deux fois et demi plus qu’attendu, grâce à une activité qui a explosé en quelques mois.

Georges Canto
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