Les actionnaires de RTL Group finalisent la cession des activités télévisuelles aux Pays-Bas. L’opacité prévaut toujours sur les rapports de l’État avec l’entreprise au Grand-Duché. Le Premier ministre botte en touche sur le calendrier de l’avenir du service public

BeneLux

Signature le 14 juin 2022 de la dernière convention de prestation de service public
Foto: SMC
d'Lëtzebuerger Land vom 12.04.2024

Le Wort publie ce lundi la convocation des actionnaires de RTL Group à deux assemblées générales le 24 avril au siège du Kirchberg. L’une est ordinaire. Elle a pour ordre du jour l’approbation des comptes annuels. Les résultats financiers pour l’exercice 2023 ont été publiés le 26 mars. En les présentant, le PDG Thomas Rabe a fait valoir « la résilience » du groupe média dans un contexte difficile, avec une chute des revenus publicitaires (plus d’un tiers des recettes). Le chiffre d’affaires recule de cinq pour cent à 6,2 milliards d’euros. Le groupe encaisse un profit de 600 millions, contre 766 l’année précédente, soit 22 pour cent de moins. Mais que les actionnaires se rassurent, à commencer par la famille Mohn, détentrice via Bertelsmann de 76 pour cent du capital du groupe : « Our shareholders will also benefit in 2025 from the value crystallised by the expected sale of RTL Nederland for €1.1 billion », lit-on dans le commentaire des résultats.

Voilà l’objet de l’autre assemblée générale ce 24 avril prochain à RTL-City, extraordinaire celle-là. Les actionnaires approuveront l’apport d’une partie du groupe (Division Néerlandaise de Diffusion) à la filiale, RTL Nederland Media, vendue au Belge DPG. La transaction annoncée mi-décembre permet au groupe de presse opérant en Belgique et aux Pays-Bas de mettre un pied dans le paysage télévisuel batave avec les cinq chaînes commerciales RTL et son service de streaming Videoland. DPG a déjà racheté en 2022, via une alliance avec le groupe Rossel, les chaînes belges de RTL.

La stratégie de Thomas Rabe (qui ne veut pas poursuivre après 2026) consiste à n’opérer que sur des marchés qu’il domine. Aux Pays-Bas, RTL avait tenté un mariage avec son concurrent Talpa, avant de se casser les dents sur l’autorité de la concurrence. Il s’est donc résolu à vendre à DPG. Idem en France où le groupe média a tenté de fusionner sa filiale (à 48 pour cent) M6 avec TF1, sans succès pour les mêmes raisons. Une vente de M6 est dorénavant envisagée. « The Group aims to consolidate across its existing European broadcasting footprint – including mergers and acquisitions. In Belgium, Croatia and most recently in the Netherlands, RTL Group decided to sell its TV and streaming businesses to regional media companies so that they can act as consolidators in these markets », explique la direction. Au-delà de la télédiffusion, RTL veut rester un « leading producer and distributor of quality programming by nurturing established brands such as Idols, Got Talent and Farmer Wants a Wife ».

RTL Group est historiquement devenu un géant européen par la fusion d’entités nationales, avec le Grand-Duché comme terrain d’entente. Il s’est constitué en 1997 par l’alliance de la Compagnie Luxembourgeoise de Radiodiffusion (puis Télédiffusion, CLT) détenue par Audiofina et de l’ancienne Universum Film AG (Ufa) détenue par les Bertelsmann… à qui a été adjoint en 2000 le producteur de contenu britannique Pearson TV. Le groupe RTL aujourd’hui, c’est soixante chaînes de télévision, sept services de streaming et 36 radios. Un bouquet enrichi sur les fréquences allouées par l’État entre 1931 et 1954, respectivement quand la Compagnie Luxembourgeoise de Radiodiffusion puis de Télédiffusion ont été fondées.

Dans ses comptes, « la famille média RTL » se félicite des succès d’audience luxembourgeois en 2023, en premier lieu la couverture des élections législatives. Ces dernières finissent traditionnellement en une sauterie au-dessus du plateau télé, rassemblant les huiles politiques et patronales, matérialisant la proximité entre les pouvoirs. De coutume aussi, RTL invite au conseil d’administration de sa filiale CLT-Ufa, les chefs des principales fractions. Il est question d’un jeton de 17 500 euros (d’Land, 9.7.2021). Pour se prémunir d’accusations de corruption ou de conflits d’intérêts, les députés ne participent pas aux débats parlementaires sur RTL. Gilles Baum siège pour les libéraux depuis 2020. En décembre dernier, dans les rangs socialistes, Taina Bofferding (également membre de la Commission des médias) a pris la place d’Yves Cruchten. Chez les chrétiens-sociaux, Marc Spautz a remplacé Claude Wiseler. Dorénavant président de la Chambre, c’est à ce dernier que sont adressées les demandes d’accès aux documents ayant trait aux relations entre l’État et RTL. Cette possibilité tient à la jurisprudence Clement de janvier 2021.

Par ses saisines devant les juridictions administratives, le député Pirate a donné un coup de canif au voile opacifiant les rapports entre l’État et le groupe RTL. La Chambre a dû adapter en conséquence son règlement pour donner aux députés le droit de consulter les contrats liant les deux parties. Sur X (anciennement Twitter), le député Déi Lénk David Wagner détaille la procédure, sans dire qu’il s’agit du rapport présenté par CLT-Ufa au commissaire de gouvernement. Tous les ans, le groupe RTL (dont CLT-Ufa rassemble la majeure partie du bilan) doit afficher sa comptabilité analytique pour justifier le versement annuel par l’État en contrepartie de la prestation de service public pour la télé, la radio, mais aussi (depuis 2022) ses activités digitales. Sur X, David Wagner regrette la complexité de la démarche, au mépris du coût pour le contribuable alors que le parlementaire veille sur ses intérêts : « Ech däerf mir d’Dokument an enger Raimlechkeet vun der Chamber ukucken. Keen Handy, keng Foto’en. En Huissier muss dann ëmmer dobäi sinn, egal wéi laang et dauert. »

Face au Land, David Wagner raconte qu’on lui a remis un document intitulé « Rapport d’assurance raisonnable » de six pages signé par un auditeur. La nouvelle convention sur la prestation de service public signée en 2022, d’application depuis le 1er janvier 2024 et jusqu’au 31 décembre 2030, est publiée en ligne. Y figure le tableau financier. L’État ne peut couvrir plus de quinze millions d’euros de « découvert » de RTL au Luxembourg, soit (pour faire court) la différence entre les revenus générés par la publicité et le coût de production du service public (sachant que le cahier des charges s’est épaissi depuis l’affaire Lunghi). À RTL, tous les ans, de produire à la Commission de suivi les détails de l’argent public qu’elle réclame. Ces détails ne peuvent être publiés et ne sont pas accessibles aux journalistes, comme l’a confirmée la Commission d’accès aux documents par un avis daté du 7 mars.

Le député de gauche dit ne pas avoir tout compris et ne pas avoir pu dissocier les revenus des différentes entités, mais il interrompt le récit : il est tenu par un engagement de confidentialité. L’intéressé ne peut s’exprimer à ce sujet que face à un pair parlementaire. Il prétend cependant n’avoir reçu qu’un document sur les deux demandés. Sollicité par le Land, le Service des médias, de la connectivité et de la politique numérique (anciennement SMC, attaché au Premier ministre) maintient que « l’honorable député » a eu en mains l’intégralité des documents sollicités.

La convention portant sur la prestation du service public luxembourgeois promet une « transparence financière » et une comptabilité détaillée. « On est ici en présence d’un modèle on ne peut plus transparent, où l’on dispose d’une vue sur chaque euro dépensé », avait prétendu le directeur général de RTL Luxembourg Christophe Goossens en juillet 2020 à la Chambre. La Commission de suivi serait la panacée, « très clairement un élément de bonne gouvernance qui permettra de voir si RTL Télé Lëtzebuerg exécute sa mission de service public correctement et utilise les deniers publics lui confiés à cette fin à bon escient ». Elle se compose d’Anne-Catherine Ries. La première conseillère de gouvernement (par ailleurs vice-présidente de l’opérateur de satellites SES) assume la fonction de Commissaire de gouvernement auprès de CLT-UFA. Selon l’accord sur le droit de regard, CLT-Ufa rembourse les frais occasionnés par la surveillance. Le montant à payer annuellement est « égal à deux fois le traitement maximum attaché au grade 17 » (le plus élevé étant 18) du traitement des fonctionnaires de l’État. Il serait versé directement à la Trésorerie, selon le SMC. La Commission de suivi compte aussi dans ses rangs Élise Poillot (Université Luxembourg), Fabien Simon (de l’Inspection générale des finances) et du représentant de la Chambre des députés, le député ADR, Tom Weidig, remplaçant Djuna Bernard (Déi Gréng) depuis novembre dernier. La Commission rapporte au ministre qui a les médias dans ses fonctions. Avant ce mécanisme de remboursement du découvert, RTL finançait le service public en échange de la mise à disposition des fréquences qui lui ont permis d’asseoir sa richesse sur le plan international. Concurrencé par le numérique depuis le tournant dess années 2000, l’hertzien ne vaudrait plus grand chose.

Les activités belges ont été cédées. Les néerlandaises sont en passe de l’être. Se pose maintenant la question de ce qui lie RTL au Luxembourg. Ces conditions sont inscrites dans « l’accord régissant le droit de regard du pouvoir concédant ainsi que l’ancrage luxembourgeois de CLT-Ufa et de RTL Group ». Le Land a consulté sa mouture du 31 mars 2017, lors de la signature des accords nouvelle génération (avec remboursement par l’État du surcoût de la production du service public par rapport aux recettes et à la valeur des fréquences). On ignore si son contenu a changé. « Une clause de confidentialité s’oppose à la communication du document », répond le SMC. En 2017, il définissait clairement l’engagement de RTL envers l’État : D’abord la conservation par Bertelsmann d’au moins deux tiers des actions de CLT-Ufa, ensuite le périmètre du « corporate centre », à savoir la majorité du personnel employés à la direction générale, aux finances, au contrôle des filiales, au juridique, aux ressources humaines, à l’administration générale, à la communication et au développement stratégique. Aujourd’hui et après les restructurations opérées en 2019 et 2020, seule une centaine de personnes travaillent pour le corporate centre (sur quasiment 13 000 plein-temps employés par le groupe).

Sont également détaillés dans ces accords confidentiels, les fréquences concédées par l’État à RTL. Le groupe média en a fait son beurre des décennies durant. Voilà que leur exploitation est cédée à des tiers. Dans l’acte d’apport de la Division Néerlandaise de Diffusion, sont énumérés les actifs et passifs étant transférés. Ils comprennent « les droits sur les contenus et les contrats d’acquisition de contenu correspondants, les contrats de câble et de distribution, les contrats avec les sociétés de gestion collective, les accords de diffusion technique et le droit d’utiliser la marque RTL ». La juste valeur marchande totale de l’entité cédée est estimée à 220 millions d’euros. Soit une quinzaine d’années de financement de service public audiovisuel.

Voilà le lien le plus évident (et le moins opaque) entre l’État et RTL, jusqu’à fin 2030. Chacune des parties peut solliciter le déclenchement des négociations pour la prolongation de la prestation avant le 1er octobre 2029. À l’expiration de la convention, l’État peut racheter à CLT-UFA les installations et les contrats nécessaires à l’exploitation des permissions qu’il lui a données. Interrogé sur sa volonté d’entamer et de conclure des négociations avec RTL au cours de cette mandature, le ministre en charge des Médias, Luc Frieden, répond que « les discussions sur le futur des missions de service public de RTL au-delà de 2030 seront menées en temps utile ». Le Premier ministre dit en sus vouloir s’assurer qu’elles seront fournies « de manière stable et pérenne ». Il serait donc « prématuré » d’entamer « toute réflexion » quant à la prestation du service public après 2030. « Une fusion des missions de service public de RTL avec celles de 100.7 n’est actuellement pas envisagée », répond le bureau de Luc Frieden.

Pierre Sorlut
© 2024 d’Lëtzebuerger Land