De Toffoli, Ian: Mauvais œil

La fable de l’être cheminant vers lui-même

d'Lëtzebuerger Land vom 02.02.2006

Mauvais oeil, le deuxième roman de Ian De Toffoli est réponse à la question: comment se voir? Il y a au coeur de ce roman cette dimension spéculaire qui permet d'avoir vue sur l'autre, c'est-à-dire sur soi-même. J'ai aimé ce roman où l'autre, tout en étant autre, est un détour pour se dire. Le roman est une sorte de triptyque: il comporte trois parties qui s'ouvrent toutes sur la même phrase "Imaginez-vous ceci". L'histoire de l'homme allant vers lui-même, courant à sa propre perte est à chaque fois relancée par la même formule. C'est la fable de l'être cheminant vers lui-même. C'est par le détour de l'altérité que ce cheminement est rendu possible. L'autre subjugue, fascine non pas parce qu'il mène vers les contrées de l'altérité mais parce qu'il me ramène ici et maintenant. Dans le roman, ce sont les yeux de l'autre qui fascine. Mais ici, nous sommes dans un univers qui rappelle la Bible en ce sens qu'on n'y trouve que mauvais oeil. Jamais un seul bon oeil. Pour se voir, le romancier fait se rencontrer le narrateur, un Parisien, et un jeune étudiant venu du "petit pays très, très riche, qui se trouve entre la France, l'Allemagne et la Belgique". Un pays au coeur de l'histoire et du devenir européens. Le portrait fait de ce pays, pas une seule fois nommé, comporte parfois cette cruauté et cette tendresse contenue qu'on ne peut éprouver qu'envers son propre pays. Le jeune étudiant luxembourgeois invite son ami parisien chez lui. Et c'est alors une véritable remontée dans le temps qui commence pour le narrateur parisien. Il va de bibliothèque en bibliothèque en quête de l'histoire de la fondation de la ville, ou plus précisément de sa forteresse. Il "fait" tous les musées; scrute tous les murs et finit par trouver le journal d'un légionnaire romain dont il intègre quelques pages dans son propre journal. Journal dans un journal, comme en peinture la mise en abyme. De Toffoli mêle les genres rappelant vers la fin du roman la fin de toute école, de tout cloisonnement des genres. Comme Pascal Quignard, comme Jean Sorrente, De Toffoli se plaît à multiplier les références littéraires, les citations picturales qui viennent parfois dans l'instantané et dans le lacunaire du souvenir: "Saviez-vous que ce peintre anglais, mais comment s'appelle-t-il, en [gravures de forteresses et de ruines] fit de très beaux". Ce sont de belles pages qui retracent l'histoire de la ville. Une histoire qui convoque documents et mythes comme pour signifier que l'histoire est toujours à réinventer, à réécrire artistiquement. C'est sans doute pourquoi le romancier emploie souvent des mots tels que "scène", "personnage", "spectacle"… Comme il convoque tous les genres littéraires, il se réfère à tous les arts surtout celui du théâtre sans doute pour suggérer qu'aucune autoscopie n'est possible sans une préalable mise en scène. Pour nous rapprocher du dénouement sans le révéler, nous dirions que le narrateur sombre dans les fantasmes, s'embourbe dans les fantasmagories, délire, rêve et va à la dérive et à la dérêve (comme dit Jules Supervielle). Ce délire prépare une fin inéluctable. De Toffoli est une promesse littéraire qui ne fera que se confirmer. Espérons le prochain roman.

Ian De Toffoli: Mauvais oeil, Luxembourg, Les cahiers luxembourgeois, 2005; ISBN: 2-919939-03-3.

1 Il s'agit de Turner, peintre au talent immense.2 S'il m'était permis d'exprimer un regret, je dirais celui de n'avoir trouvé aucune référence à l'église Saint-Quirin.

 

Jalel El Gharbi
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