Sept études récentes détaillent le degré d’exposition de la place financière au « risque climatique »

Green & Brown

d'Lëtzebuerger Land du 01.10.2021

La finance durable ne serait plus « nice to have » mais « un must » : Pierre Gramegna adore parler des dix pour cent de fonds d’investissement « verts ». Cela lui permet de ne pas parler des 90 pour cent qui ne le sont pas. En février, le ministre des Finances libéral faisait l’éloge du rôle « pionnier » joué par le Luxembourg : Grâce à son centre financier, le pays aurait un « footprint » dans la lutte contre le changement climatique qui serait « much larger than its geographical size ». Or, l’empreinte carbone de cette place apparaît, elle aussi, démesurée.

En janvier 2021, Greenpeace publiait une « analyse climatique » des cent plus grands fonds d’investissement au Luxembourg. On y retrouve la crème de la crème de la finance internationale : BlackRock, Allianz, Goldman Sachs, Pictet, Schroder International, Morgan Stanley ou Franklin Templeton. Pris ensemble, leurs fonds auraient financé le rejet de 39 millions de tonnes de gaz à effet de serre, soit quatre fois les émissions nationales du Grand-Duché. En moyenne, ils investiraient « selon un scénario de quatre degrés Celsius », bien au-delà des objectifs de l’Accord de Paris donc. « Certains ne seraient même pas compatibles avec un scénario à six degrés Celsius ». 

BCL, « Revue de stabilité financière », septembre 2021.

Lorsqu’il s’agit de réguler la finance brune, le Grand-Duché prend soin de ne pas trop devancer le cadre européen. Mais, peu à peu, les autorités commencent à se réveiller devant l’urgence climatique. Ce mois-ci, la Banque centrale du Luxembourg (BCL) a discrètement publié une « annexe » dans sa Revue de stabilité financière. Il s’agit d’une analyse de l’exposition au « risque climatique », défini comme « les impacts potentiels qu’occasionneraient sur la stabilité financière une période de transition rapide ou brusque vers une économie ‘moins-carbonée’ ». (Les banques sont donc moins exposées au risque climatique qu’au risque de la transition.) Elles pourraient ainsi se voir confrontées à une explosion de défauts de paiement sur des prêts accordés à des projets, soudainement rendus obsolètes par de nouvelles règlementations environnementales.

Or, il s’avère que les banques luxembourgeoises sont empêtrées jusqu’au cou dans les secteurs « carbonés », comme l’industrie manufacturière ou l’agriculture. (Faute de données granulaires, l’analyse reste très rudimentaire.) La BCL constate même une « progression relativement constante » des prêts « carbonés », qui sont passés de 47 à 63 milliards d’euros entre 2016 et 2020. Même constat pour l’industrie des fonds, dont l’exposition au risque climatique n’a fait que s’accentuer les quatre dernières années. Les titres de créance et de participation liés aux secteurs « carbonés » sont ainsi passés de 673 à 946 milliards d’euros. La conclusion de la BCL est brutale : La place financière pourrait être « impactée de manière significative » par la crise climatique. Quant aux stratégies de transition, elles seraient « encore relativement timides, voire inexistantes ».

CSSF, « Revue thématique des informations relatives au climat publiées par les émetteurs », décembre 2020.

Trois jours avant Noël, la CSSF publiait une de ses « revues thématiques ». L’autorité de surveillance du secteur financier y analyse comment les émetteurs de fonds renseignent leurs investisseurs sur le risque climatique. Très peu et très mal : telle est, pour faire court, la réponse. L’autorité de surveillance note qu’« only a small and unsatisfactory percentage of issuers address the question of climate change beyond the basic requirements ». La plupart se contenteraient de « formules standardisées [boilerplate] et génériques », sans détailler des « actions concrètes » : « Stakeholders are confronted with what can be seen as potential attempts of greenwashing ».

En théorie, les émetteurs sont priés (et très bientôt obligés) d’« identifier et évaluer » la crise climatique sous l’angle du « risk management ». La CSSF ne cache pas son étonnement : « An unexpected observation is that issuers generally do not disclose how climate-related matters can negatively affect them as it seems that it is difficult for them to see how they harm the environment ». Ainsi, aucun des fonds investissant dans l’industrie agricole analysés par la CSSF ne fait référence aux sécheresses ou aux inondations. Face à un tel je-m’en-foutisme, la CSSF met en garde : Dans un « avenir proche », des divulgations bien plus précises seront demandées, que ce soit par les investisseurs ou les autorités de régulation.

Luxembourg sustainable finance initative, « Strategy »,
février 2021

Concoctée par des fonctionnaires du ministère des Finances et de celui de l’Environnement, la stratégie de la Luxembourg Sustainable Finance Initiative (LSFI) n’en est pas vraiment une. Il s’agit plutôt d’une opération de communication : « sensibiliser » les opérateurs financiers, « promouvoir » la finance durable (notamment « sur les réseaux sociaux »), identifier les « opportunités de formation » et, enfin, mesurer les progrès, du moins une fois l’accès aux données assuré. LSFI n’est pas une autorité de régulation ou de surveillance. L’ASBL, qui compte actuellement trois employées, ressemble à une énième plate-forme de promotion, à l’image de Luxembourg for Finance, dont elle partage le penchant pour les slogans hyper-génériques (« unlocking potential »), ou à consonance vaguement opportuniste : « Becoming a first mover to help the financial sector ride the sustainable finance wave ». LSFI se décrit comme « un pont » entre le gouvernement, le secteur financier et les ONG. Ces dernières ne seraient pas seulement des « watchdogs », mais des « key stakeholders », des « interlocuteurs », lit-on dans le papier stratégique. Or, la relation entre LSFI et les ONG semble durablement brouillée.

ASTM, Etika, Greenpeace, SOS Faim, Cercle des ONG, Justice & Paix, « Why the Luxembourg sustainable finance strategy will not deliver », septembre 2021

« Nos suggestions ont été largement ignorées », se plaignaient six ONGs, plutôt politiques et plutôt situées à gauche, dans un papier de position présenté ce lundi à la presse. Les ONGs avaient pourtant sagement pris part aux consultations organisées par la LSFI et rempli tous les questionnaires. Les permanents d’ONG revendiquent leur intégration institutionnelle dans le « solution-finding process » et estiment que leur « expertise substantielle » devrait « être considérée de manière sérieuse ». Comme les fonctionnaires syndicaux, ils veulent s’asseoir à la table des grands. Que Pierre
Gramegna semble vouloir les reléguer au rôle de relais publicitaires de la finance « durable », cela les indigne. « Ce n’est pas là notre devoir, et nous allons refuser de jouer ce rôle ».

Les ONGs sont loin d’être des bénis-oui-oui de la finance durable. Dans leur prise de position présentée ce lundi, elles rappellent que la taxonomie européenne est devenue « un jouet de la politique et du business » dont les critères, initialement basés sur des données scientifiques, risqueraient de se « diluer ». Mais, par moments, les permanents des ONGs s’expriment comme des consultants de Big Four. Le greenwashing poserait ainsi des « reputational risks » et conduirait à l’érosion de la « client loyalty » : « The market potential cannot fully be exploited », se désolent-ils. S’affichant respectables, les ONGs s’alignent sur la ligne du capitalisme vert. Dans cette perspective, l’industrie des fonds devient un atout à protéger : « Given the enormous weight of the fund sector for the Luxembourg economy, caution, transparency and precaution are urgently needed ». La question si la « big finance » sera capable de décarboner en peu de temps l’économie, ou s’il faudrait plutôt miser sur le « big state », n’est ainsi plus posée. Cette question en soulèverait une autre, celle de la fiscalité. Ce mercredi, à l’occasion du cinquième anniversaire du Luxembourg Green Exchange, Pierre Gramegna a fait l’éloge de la complémentarité entre secteur public et secteur privé. Il expliquait que le premier ne pourrait donner « que des milliards » d’euros, alors que, pour le second, il s’agirait « de billiards ».

Association of the Luxembourg fund industry (Alfi), « European sustainable investment funds strategy », mai 2021

L’engouement est réel ; le durable, ça vend. En 2020, presque 70 pour cent de l’argent entrant dans l’industrie des fonds se serait orienté vers des fonds (plus ou moins) verts. C’est ce qu’on lit dans un rapport qu’a commandité l’Alfi à Morningstar, une firme d’analyse de marché états-unienne. Mais si on va au-delà du résumé, l’image se ternit quelque peu. Dès l’introduction, Morningstar rappelle une vérité blessante : « Most of these funds are actually managed elsewhere ». Le Luxembourg occupe une position subalterne dans la chaîne de valeur internationale, celle de la domiciliation et de la distribution ; une sorte de plombier des flux de capitaux dirigés depuis Londres, Francfort ou New York.

Toujours est-il qu’en tant que back office, le Luxembourg domine la compétition européenne : 371 milliards d’euros parqués dans des fonds « verts » (du moins selon la définition de Morningstar), soit plus que la France, la Suède, les Pays-Bas et la Suisse combinés. Or, ces investissements ne constituent que dix pour cent du total des actifs sous gestion. (Environ 5 500 milliards d’euros actuellement.) Comparé à la Suisse (14%), la France (26%), la Suède (29%) ou les Pays-Bas (35%), c’est finalement peu. Selon Morningstar, l’écart s’expliquerait par l’avance prise par d’autres États : « a longer history in undertaking efforts to integrate sustainable aspects in the investment process [and] committing to sustainability through legislation ». Il se pourrait que le succès du Luxembourg dans les fonds durables ne soit que de courte durée : « Sustainable funds may increasingly be domiciled either in the countries of provenience […] or in other EU fund hubs ».

Alors qu’il existe cinquante nuances de vert, chaque estimation avancée sur la part des fonds durables est à prendre avec des pincettes. Morningstar estime ainsi que 29 pour cent des fonds pourraient être définis comme vert pâle, c’est-à-dire qu’ils « promeuvent » des caractéristiques environnementales ou sociales (pour reprendre la formule de la directive européenne). Quant aux fonds vert foncé, c’est-à-dire affichant comme « objectif » des investissements durables (par exemple dans des technologies durable), leur part ne serait actuellement que de quatre pour cent.

Greenpeace (Luxembourg et Suisse), « Sustainability funds
hardly direct capital towards sustainability, mai 2021

Après des décennies de militantisme générique, Greenpeace Luxembourg a finalement décidé de se doter d’une expertise adaptée aux enjeux économiques du pays, c’est-à-dire à la place financière. Sur la dernière année, l’ONG multinationale a passé commande de plusieurs études à différentes firmes de consultance spécialisées dans la finance durable.

Greenpeace a ainsi chargé l’agence de notation suisse Inrate à comparer 51 fonds d’investissement durables à 25 fonds lambda. La conclusion est grisante. « So far, sustainability funds in Switzer-
land and Luxembourg have hardly been able to steer capital towards portfolios containing (more) sustainable activities ». Désinvestissant dans les énergies fossiles, les fonds durables réussiraient à éviter les « controverses environnementales majeures ». Or, dans les autres domaines économiques, aucune « différence pertinente » n’aurait pu être détectée. De nombreux fonds verts continuent ainsi à investir dans le business agraire, le nucléaire, la pêche industrielle ou l’armement, et échoueraient à constituer un portefeuille climatiquement vertueux, c’est-à-dire finançant activement la transition énergétique. Alors que l’étude, présentée en Suisse et au Luxembourg, a dérouté les gestionnaires de fonds helvètes, elle n’a provoqué aucune réaction au Grand-Duché ; ni du côté politique, ni du côté privé.

CSSF, « Circulaire 21/773 », juin 2021

Au début de l’été, le CSSF a publié une circulaire pour mettre au pas les directeurs de banque. Ceux-ci devraient commencer à sérieusement se soucier des « transition risks » que poseraient les politiques environnementales « plus strictes », les progrès technologiques ou l’évolution « des sentiments et préférences du marché ». Par réflexe pavlovien, la CSSF voit également dans la catastrophe climatique un risque « réputationnel » : « Changing consumer sentiment regarding climate issues can lead to reputation and liability risks for the banks as a result of scandals caused by the financing of environmentally controversial activities. »

Au lendemain de la crise financière, le resserrement des règles macroprudentielles et anti-blanchiment avait engendré un recrutement en masse de risk managers et de compliance officers. À ce millefeuille réglementaire, la crise climatique ajoutera une couche supplémentaire. Il ne suffira pas de désigner un « Monsieur/Madame Climat » dans les organigrammes, prévient la CSSF, la question environnementale devrait être prise en compte dès « la première ligne de défense » par le personnel bancaire. La CSSF semble consciente du faible niveau d’expertise actuel. Elle somme les banques à offrir des formations sur les risques environnementaux pour assurer les « necessary skills » et éviter des « knowledge gaps ». Étant donné la pénurie de logements, attirer et retenir les nouveaux « talents » dans le domaine de la « corporate social responsibility » ne sera pas une sinécure. Le pays pourrait s’avérer trop étriqué (et borné) pour accommoder les futures exigences de sa place financière.

Bernard Thomas
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