Entre prise de conscience écologique et surtourisme, le secteur du tourisme doit évoluer. Les Luxembourgeois s’y mettent lentement

Y a plus de saison

Les Luxembourgeois continuent à faire rimer vacances et soleil
Photo: AFP
d'Lëtzebuerger Land du 12.04.2024

Ce week-end, sur la place d’Armes se tient l’événement Lëtzebuerg dat ass Vakanz, lancement officiel de la saison touristique. Eric Thill (DP), avec sa double casquette de ministre délégué au Tourisme et ministre de la Culture aura fort à faire puisque, cette année, la thématique du tourisme culturel constitue le focus principal, après la gastronomie (en 2022) et le tourisme actif (en 2023). « Les stands de présentation visent à inciter les visiteurs étrangers et les résidents à faire de nouvelles découvertes touristiques », explique laconiquement le communiqué du ministère de l’Économie. Il est clair que la manifestation promeut d’abord l’offre touristique auprès des locaux (ce qui suppose beaucoup de non-luxembourgeois) qui avaient apprécié les Vakanz Doheem quand ils y ont été contraints.

« Notre but est de valoriser un tourisme de qualité, axé sur la durabilité, en phase avec les axes stratégiques mis en avant pour l’ensemble de notre économie », précise Paul Zenners, en charge de la communication du ministère, face au Land. Il n’est pas question, explique-t-il, d’attirer des touristes en masse, mais plutôt de proposer des activités insolites, qualitatives, de niche. Il note que la demande redouble pour les activités sportives et extérieurs, ce qui « va dans le sens d’une prise de conscience écologique de la part des touristes ». En août dernier, Lex Delles (DP), encore ministre du Tourisme avançait que « les dimensions écologique, économique, sociale et culturelle seront davantage prises en compte dans l’offre touristique ». Pourtant, les observations quantitatives mesurent toujours le succès de la saison touristique. Le ministre rapportait ainsi que le nombre de nuitées des six premiers mois de 2023 dépassaient de six pour cent les chiffres de la même période de 2022. Les auberges de jeunesse notamment affichaient une belle croissance.

Après la pandémie, les touristes ont donc retrouvé le chemin du Grand-Duché et les Luxembourgeois sont repartis à l’étranger où ont repris rapidement leurs anciennes habitudes. En 2022, les résidents ont ainsi effectué trois millions de déplacements pour près de vingt millions de nuitées à l’étranger, soit trente pour cent de plus par rapport à l’année 2019, selon les chiffres du Statec. L’écrasante majorité, 93 pour cent, des voyages de loisirs ont eu lieu en Europe, notamment dans les trois pays voisins, la France en tête. L’Italie, l’Espagne et le Portugal suivent. Les destinations phares en dehors de l’Europe sont les Émirats arabes unis, l’Égypte et les États-Unis. Le bulletin du Statec détaille qu’une moitié des déplacements de loisir sont réalisés en voiture. En termes relatifs, la part des voyages en avion a baissé, passant de 41 pour cent en 2019 à 35 pour cent en 2022. Cependant, en chiffres absolus, on observe une augmentation du transport aérien, les résidents ayant réalisé 940 000 déplacements en avion en 2022 contre 840 000 en 2019, soit une progression de douze pour cent en trois ans. Début janvier, Luxair se félicitait d’une année record. « 2023 a été une année exceptionnelle où Luxair a franchi une étape historique en transportant pour la première fois plus de 2,5 millions de passagers. Cette réalisation représente une augmentation significative de 22 pour cent par rapport aux deux millions de passagers de 2022 », vantait un communiqué. Pour les voyages à l’étranger, les déplacements en train et en bus restent marginaux (respectivement six et deux pour cent).

On observe un décalage entre le discours valorisant un tourisme « doux », responsable et durable et la réalité des offres et des voyages entrepris. Les destinations proposées évoluent finalement peu. « Les îles Baléares, offrant un climat doux et ensoleillé tout au long de l’année, continuent à s’imposer comme la destination phare des voyageurs LuxairTours. Sur le podium, nous retrouvons également la Tunisie, l’Espagne continentale, le Portugal et les îles Canaries », nous indique le service de communication de la compagnie, par écrit. Les communicants ajoutent qu’avec les nouvelles destinations comme Dubaï ou le Sénégal et une offre accrue vers le Cap Vert, « les clients en quête de soleil en hiver ont été gâtés ».

Fernand Heinisch, président de l’Union luxembourgeoise des agences de voyage (Ulav) depuis 2010 et également gérant-associé d’Emile Weber estime que les pays autour de la Méditerranée représentent près de la moitié des voyages demandés, une proportion qui a plutôt tendance à stagner. « La croissance la plus remarquable se situe dans les demandes des croisières, que ce soit vers les pays scandinaves ou la Méditerranée. Les prix ont baissé et l’aspect ‘tout compris’ séduit », affirme-t-il lors d’un entretien avec le Land, alors même que les « immeubles flottants » sont de plus en plus critiqués. Valorisant son métier de voyagiste, Fernand Heinisch présente aussi quelques niches touristiques qui connaissent un succès croissant comme « les circuits lointains, vers l’Asie, l’Afrique du Sud ou le Canada en voyages individuels, réalisés sur mesure ». Il est moins disert quand on lui parle de tourisme durable ou responsable. « On a très peu de requêtes ou de questions à ce sujet. Tout au plus des demandes autour du vélo et des randonnées. » Il admet que le sujet doit être discuter au sein de l’Ulav, mais « nous dépendons de nos fournisseurs, les compagnies de transport et les tours opérateurs ». Il considère que la compensation carbone n’est pas encore un outil valable car « les méthodes de calcul ne sont pas précises et pas homogènes dans les différents pays. »

Luxair n’est pas de cet avis et vante son programme de compensation d’émission de CO2 pour la classe Affaires sous la forme d’achat de crédits carbone et de contributions à des projets certifiés durables. « En classe économique, les clients ont la possibilité de verser volontairement une contribution pour compenser les miles liés aux kilomètres de leur voyage, contribution que Luxair renforce de dix pour cent », précise le service de communication. L’Agence européenne de l’environnement (AEE) rappelle qu’un passager en avion émet 285 grammes de CO2 par kilomètre, contre 158 en voiture et seulement quatorze en train. Sur ce sujet, Alain Karsenty, socio-économiste au Cirad (Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement) relevait dans le Figaro en juin dernier, une faille sémantique : « Compenser, cela veut dire annuler ! Or ici, on n’annule rien du tout, les émissions sont faites. On peut à la rigueur parler de contribution ». Ce marché de la mauvaise conscience et de la culpabilisation n’a pas réellement d’impact, souligne-t-il, en raison du décalage temporel entre les émissions immédiates et le temps nécessaire pour que les forêts tout juste plantées absorbent réellement ce carbone.

Les acteurs du tourisme ont un important rôle à jouer pour limiter les émissions de CO2. Ils y seront d’autant plus que les effets du changement climatique seront perceptibles sur l’activité touristique, justement : diminution de l’enneigement, pénuries d’eau, températures insoutenables, érosion littorale qui menace le modèle touristique balnéaire, incendies ravageurs. Ainsi 2 000 campings français, près de la moitié de l’existant, seraient menacés en 2050 par l’avancée des eaux et le recul du trait de côte. Certaines destinations, notamment sur les côtes méditerranéennes, pourraient devenir moins fréquentables, alors qu’elles sont l’offre principale des voyagistes européens. Certes, des routes vers des villes moins sujettes aux températures élevées sont plébiscitées. Luxair vient d’ajouter Manchester à la liste des city-trips et Hambourg ou Stockholm connaissent un succès croissant. Mais le mot « soleil » domine largement les réponses des Luxembourgeois quand on leur suggère « vacances idéales » (Statec, 2022). Le changement d’habitude n’est pas encore à l’ordre du jour.

L’évolution prévisible et souhaitée par les sites touristiques est plutôt un étalement des voyages dans le temps. La saison haute pourrait à l’avenir commencer en avril pour se terminer en novembre. Le nombre important de retraités en bonne forme et avec des moyens financiers confortables accentue le phénomène. « La demande pour des voyages hors vacances scolaires a fortement augmenté. À la recherche de bons plans, beaucoup de clients sont devenus plus flexibles pour leur date de voyage », constate Luxair. Cela demandera une adaptation des offres d’activités et de lieux à visiter. Les offices du tourisme de villes du sud comme Benidorm planchent activement sur le sujet, en décalant par exemple les dates des festivals de musique. Un autre défi sera celui du personnel, le fonctionnement saisonnier étant encore largement répandu.

La plus large répartition des touristes au fil des mois est aussi une réponse au surtourisme. Depuis des années, le tourisme de masse a transformé l’aubaine économique en menace écologique, sociale (les vacances low cost signifient du personnel mal payé sur place) et culturelle. L’anthropologue Jean-Didier Urbain dans L’être et le mouvement, rappelle que 95 pour cent des touristes se concentrent sur cinq pour cent du territoire mondial. Quand le mot est né, en référence au « grand tour » de l’Europe qu’effectuaient jeunes les aristocrates anglais à la fin du 18e siècle, le touriste était rare et seul. En se démocratisant, « le tourisme est devenu une forme de colonialisme : le voyageur veut le monde pour lui. »

Les conséquences sur l’environnement et les répercussions sur les habitants (nuisances sonores des voyageurs, engorgement de leur lieu de vie et hausse des prix de l’immobilier) mènent les régions concernées face à un dilemme : comment réguler voire réduire le tourisme sans renoncer à la manne financière qu’il représente ? L’île indonésienne de Bali a décidé de mettre en place une taxe de 150 000 roupies, soit environ 9 euros, aux touristes étrangers pour protéger le patrimoine et l’environnement de l’île. Le Machu Pichu ne se visite qu’avec un billet à réserver à l’avance, autour de 40 euros. Venise lance son ticket d’entrée à la fin du mois d’avril, à 5 euros. On ne peut plus s’asseoir sur les marches à Florence ou sur le bord des fontaines à Rome. Dubrovnik a limité le nombre de boutiques de souvenirs et de terrasses. Amsterdam a même interdit la publicité touristique… Taxes de séjour, réservation de billets, informations sur les horaires les plus « hot » vont permettre des régulations et des redistributions de flux bénéfiques pour tout le monde.

France Clarinval
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