Après les fraudeurs allemands, la Steuerfahndung vise les banques luxembourgeoises. La place financière se retrouve confrontée au risque pénal transfrontalier. Elle aurait dû s’y attendre

Wuppertal Calling

d'Lëtzebuerger Land du 28.10.2016

Neue deutsche Welle Après les évadés fiscaux, le fisc allemand s’attaque désormais aux banques luxembourgeoises. L’assaut donné par la redoutée Steuerfahndung de Wuppertal et le Parquet de Cologne contre la place financière se déroule en deux vagues successives. D’abord, le fisc reçoit les auto-dénonciations des fraudeurs acculés. La procédure de mise en conformité close, les repentis reçoivent une seconde invitation, cette fois-ci comme témoins : Le Parquet veut des noms, ceux des conseillers bancaires, avocats fiscalistes et gestionnaires de fortune qui ont aidé à planquer l’argent. Car c’est par eux que les autorités allemandes comptent remonter la chaîne des responsabilités, et accéder aux poches des établissements bancaires. Les ex-clients, eux, ne peuvent invoquer le droit au silence ; ils ne sont plus accusés, et aucun lien de parenté ne les lie aux banquiers et avocats luxembourgeois. Mais, de toute manière, les expulsés du paradis fiscal se montrent généralement plutôt bavards.

« Ein kurzes, schnelles Spiel soll es werden », avait noté la Süddeutsche Zeitung en novembre 2015 sur les razzias coordonnées par Wuppertal et Cologne. Ces derniers douze mois, les autorités allemandes ont fait le tour d’une bonne partie des 24 banques allemandes encore présentes au Luxembourg. (Elles avaient été au nombre de 63 en 2000.) Plutôt que de risquer un long et coûteux procès, entachant leur réputation et affolant clients et employés, elles ont préféré le chemin de la facilité, sous la forme d’une amende administrative. La Hypo-Vereinsbank a payé 19 millions, la Commerzbank 17 millions et la HSH Nordbank 22 millions d’euros. Quant au prix à payer par la Nord/LB et la Deutsche Bank (qui, d’après les médias allemands, serait également dans le colimateur), les montants n’ont pas encore été rendus publics.

Le shopping trip n’a fait que commencer et d’autres banques de la place financière devraient suivre dans les prochains mois. À commencer par la Spuerkeess qui, plutôt que d’« exposer son personnel à de quelconques procédures judiciaires en Allemagne », comme l’expliquait le ministre des Finances Pierre Gramegna (DP) dans une réponse à une question parlementaire, a préféré négocier une amende. Celle-ci se situerait autour de quatorze millions d’euros, avait indiqué la Süddeutsche début octobre. (Un chiffre que ni le ministère des Finances ni la BCEE ne veulent pour l’instant confirmer, l’accord étant « en cours de négociation ».)

Les amendes sont ridiculement bon marché. (Rappelons que, l’année dernière, la Spuerkeess a engrangé un profit net de 230 millions d’euros.) Les banques s’en tirent finalement à très peu de frais, considérant le bénéfice qu’elles ont pu extirper, des décennies durant, de la commercialisation de l’évasion fiscale. (En plus, l’amende administrative sera fiscalement déductible.) Les autorités allemandes ont adopté une tactique utilitariste, flexible et pragmatique pour rapidement faire entrer des recettes, et ceci sans commissions rogatoires ni lourdes procédures. Une quinzaine de millions d’euros par-ci, une vingtaine de millions d’euros par-là, les amendes payées par des établissements autrichiens, liechtensteinois, luxembourgeois et surtout suisses ont jusqu’ici fait entrer 650 millions d’euros de recettes dans le budget de la Rhénanie-du-Nord-Westphalie. Elles s’ajouteront au 1,65 milliard d’euros encaissés par le Land depuis 2010 suite à des auto-dénonciations et à divers Steuer-CDs. (Au niveau fédéral, on parle de six milliards d’euros).

L’impossibilité d’une île Lorsque, en février 2015, le Parquet de Cologne visa la filiale luxembourgeoise de la Commerzbank, il concentra son tir sur les employés qui habitaient du côté allemand de la Moselle. À Trèves, des domiciles d’employés furent fouillés à la recherche de documents compromettants. Les employés frontaliers ont toujours constitué le talon d’Achille du private banking luxembourgeois, car ils sont sous l’emprise du Parquet de la localité où ils résident. En interne, les banques leur donnaient des consignes prudentielles, comme ne pas ramener l’ordinateur portable ou des documents confidentiels à la maison. Certaines ont même signé des contrats avec des cabinets d’avocats germano-luxembourgeois pour assurer une assistance judiciaire sept jours sur sept, 24 heures sur 24, en cas de perquisition. L’expérience est traumatisante : une dizaine d’enquêteurs sonnant au petit matin, fouillant la maison de fond en comble. Tout le voisinage assistant à la scène, une perquisition est également une humiliation sociale, une action de public shaming.

D’autres banques recommandaient vivement à leurs salariés de venir s’installer au Luxembourg, tout comme ils invitaient leurs clients internationaux de se déplacer pour signer les contrats. Les banquiers, avocats et experts comptables pensaient ainsi se prémunir, aux yeux des juridictions étrangères, contre l’accusation de complicité à la fraude fiscale : Après tout, la loi luxembourgeoise n’interdisait-elle pas, en principe, l’extradition pour fraude fiscale ? Mais cette image d’un îlot de l’impunité au cœur de l’Europe était un mirage, une pensée magique. Et cela faisait un moment que les dirigeants des banques devaient en être conscients. Après le vol de 2 995 documents confidentiels de la Kredietbank Luxembourg et la très brève, mais néanmoins traumatisante incarcération de son président Damien Wigny en Belgique, le jour de la Toussaint 1997, les CEO de la place bancaire commençaient à s’inquiéter. L’ABBL décida d’instaurer un groupe de travail de sept avocats d’affaires et juristes de banque. Leur mission : évaluer les « risques juridiques liés aux activités transfrontalières ».

Les conclusions de ce groupe d’experts, publiées en novembre 1999 dans le Bulletin Droit & Banque, étaient peu rassurantes. « Même si un banquier agit exclusivement sur le territoire luxembourgeois et y pose des actes qui y sont considérés comme entièrement licites, [… ] il se peut néanmoins que les faits puissent être considérés comme constitutifs d’une infraction par une juridiction étrangère », notait l’article. Il suffisait pour cela que le client du banquier « ait accompli sur le territoire de ce pays étranger des faits qualifiés de délits ou de crimes d’après cette loi » (par exemple en ne déclarant pas ses comptes offshore). Si, en plus, le banquier, avocat ou expert-comptable a prêté une collaboration à la fraude fiscale, ou y a incité par des conseils, « il risque de se voir poursuivi comme coauteur ou complice dans le pays dont relève son client fiscalement. » Le rapport se termine sur le vœu pieux de mettre en place « certains seuils de prudence et de règles de comportement. » Les dirigeants de banques réagirent par le refoulement. On ne voulait effaroucher ni les employés, ni les clients, ni soi-même.

Poker Dans l’affaire Spuerkeess, les enquêteurs du Parquet de Cologne n’ont pas demandé l’entraide judiciaire à leurs collègues luxembourgeois. Était-ce par manque de confiance ? Ou les faits reprochés à la Spuerkeess ne pesaient-ils pas assez lourds ? Car pour qu’une commission rogatoire se mette en branle au Luxembourg, il faut livrer des éléments d’une « escroquerie fiscale », c’est-à-dire d’une fraude significative, systématique et intentionnelle. Or, le vénérable établissement public, dans le CA duquel siège également le président de la Chambre des salariés, aurait-il mis en place une telle machinerie, passant notamment par des sociétés-écrans ? (Les Landesbanken allemandes présentes au Luxembourg ne s’en étaient en tout cas pas privées.)

Les autorités de NRW ont laissé transparaître qu’elles étaient en possession d’un disque dur externe contenant 160 000 fichiers de clients, dont un tiers seraient des résidents allemands (54 300), un quart français et un autre quart belges. Que ces données soient toutes en relation avec la BCEE, comme l’a sous-entendu la presse allemande, paraît assez fantastique. (Jean Guill, l’ex-directeur de la CSSF, n’y croyait pas : « Meiner Meinung nach werden da Zahlen durcheinander geworfen », disait-il en décembre 2015 au Land.) La BCEE n’a pas manqué de déposer plainte auprès du Parquet Luxembourg pour « cause de soupçon de soustraction potentielle de données bancaires », comme l’a exprimé de manière alambiquée le ministre des Finances dans une réponse à une question parlementaire. Mais c’est l’effet d’annonce qui compte. La Steuerfahndung organise des fuites dans la presse allemande pour faire souffler un vent de panique parmi les contribuables fautifs, espérant que ceux-ci finiront par s’auto-dénoncer préventivement.

Prescriptions Combien de temps encore l’épée de Damoclès continuera-t-elle à pendre au-dessus des banques luxembourgeoises ? « Il faut savoir de quelle prescription on parle, estime l’avocat fiscaliste Alain Steichen. Prescription pénale fiscale seulement, ou de droit commercial également (faux, usages de faux,…) ? Les deux peuvent d’ailleurs se combiner et sont de durée différente selon les pays. » L’autre question qui reste en suspens sera l’attitude que prendront les autorités françaises. Depuis 2013, le « service de traitement des déclarations rectificatives », permettant aux détenteurs d’un compte offshore non-déclaré de régulariser leur situation, a accueilli 46 972 repentis, traité 19 161 dossiers et permis le recouvrement de 6,3 milliards d’euros. D’après les chiffres publiés par Le Monde, sept pour cent de ces comptes se trouvaient au Luxembourg (contre 85 pour cent en Suisse). Le fisc français peut donc pêcher dans un océan de données ; quelques recoupements suffiront pour déterminer quelles banques se sont montrées les plus agressives dans le grand jeu de l’évasion fiscale.

Mais il paraît plutôt improbable que les autorités françaises se découvrent assez d’audace politique pour s’attaquer aux filiales des grandes banques françaises. Même si, juridiquement, l’option n’est pas à exclure. « En droit commun pénal napoléonien, dit Alain Steichen, le repentir actif fait disparaître le risque pénal pour le contribuable, mais non pour son complice ou coauteur. Je pourrais donc m’imaginer que le banquier ou avocat luxembourgeois soit poursuivi pénalement en France pour une fraude fiscale du contribuable français qui a échappé à la sanction pénale en raison de son auto-dénonciation. »

Nos amis américains En novembre 2015, les filiales suisses de la Bil et de la KBL avaient signé un « non-prosecution agreement » avec le Département de la Justice américain. Elles durent payer 9,71 millions, respectivement 18,8 millions de dollars d’amendes. Le total des avoirs cachés n’avait toutefois rien d’exorbitant : la KBL avait hébergé 277 comptes (totalisant 255 millions de dollars), la Bil 267 comptes (182 millions) appartenant à des « US-taxpayers ». Après 2009, les filiales suisses de la Bil et de la KBL avaient accueilli à bras ouverts les clients américains – qui étaient alors en voie d’être expulsés par les grands groupes comme UBS et Credit Suisse – et leur avaient vendu des trusts, fondations et sociétés-écran supposés voiler l’identité du bénéficiaire économique.

Les banques luxembourgeoises peuvent encore s’estimer heureuses de n’avoir pas été plus actives sur le marché états-unien. Car les amendes que les grands établissements suisses y ont payées se facturaient en centaines de millions de dollars. De nombreuses banques luxembourgeoises avaient assez tôt décidé de ne plus ouvrir de comptes pour des « US-citizens », dans le vain espoir de pouvoir ainsi éviter les obligations techniques et légales liées à Fatca. (Même les expats américains vivant au Luxembourg eurent du mal à trouver une banque les acceptant comme clients au Luxembourg.)

Moutarde après dîner Les Panama-Papers feront apparaître au grand jour la stratégie de dissimulation adoptée par les centres offshore après l’entrée en vigueur de la directive épargne de 2005. Dans les discours officiels, on décrétait la mort de l’évasion fiscale, tandis que, dans les coulisses, la production de sociétés-écrans tournait à fond. Pour gagner quelques années et engranger encore quelques marges – une panaméenne ready made était achetée à 600 euros et revendue au quadruple du prix –les banques exposaient leurs clients à des risques juridiques insensés, sans rapport avec les sommes fraudées. Pourtant, dès 1999, le groupe d’experts rassemblé par l’ABBL avait mis en garde : « Le fait de compliquer des structures, loin de servir le but initialement recherché, peut faciliter la preuve de l’élément moral de l’infraction alléguée et aggraver le risque couru par le banquier et par son client. »

En 2013-2014, les banques commencent à faire le grand ménage. Certains clients se sont présentés devant leur fisc et ont fait une auto-dénonciation. Mais, le « dentiste belge » s’est fait vieux. Les évadés ont atteint un âge avancé, qui les rend têtus et peu enclins à changer d’habitudes. De nombreux ex-clients ont donc retiré leurs avoirs sous forme de billets de 500 euros (dont le volume d’émission fit un bond de 14,6 pour cent en 2013), ont traversé la frontière, puis ont enfoui leur pactole sous le matelas. Les refuzniks fiscaux seront inéluctablement rattrapés par la froide vague de la transparence. Le coup de butoir interviendra au 1er janvier 2017. À partir de cette date, les administrations fiscales échangeront automatiquement les informations sur les avoirs bancaires des non-résidents. (La collecte des données a, elle, commencé en début de cette année.) Les demandes d’échanges peuvent remonter jusqu’à l’année d’imposition 2010, sans qu’aucun recours ne soit possible. De la moutarde après dîner qui risquera de faire remonter un passé mal digéré.

Bernard Thomas
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