Cicocârlie, Corina (Hrsg.): Wat mir sinn. Petites mythologies du grand-duché

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d'Lëtzebuerger Land du 22.01.2009

C’est vrai qu’il est très intéressant de donner comme sujet d’écriture de définir un mythe luxembourgeois. En effet, on pense à Barthes et à la liste de mythes qu’il décrit dans son livre de 1957 : le vin, le steak et les frites, le Tour de France, le cerveau d’Einstein, etc. Wat mir sinn. Petites mythologies du grand-duché, le troisième volume de la collection Aphinités dirigée par Corina Ciocârlie, se propose de faire exactement cela.

Tout comme ses deux prédécesseurs, ce troisième livre réunit les textes écrits par une douzaine d’auteurs luxembourgeois et publiés tout au long de l’année dans le Supplément Livres du Tageblatt. Un écrivain pour chaque mois. Évidemment, les mêmes noms reviennent : Schlechter, Portante, Helminger, Joris, Sorrente, Ortlieb. Quelques nouveaux venus, mais certes pas des inconnus : Rewe­nig, Forgiarini, Ciocârlie elle-même. Étrangement, c’est la première fois que ce calcul (à savoir un écrivain par mois) pose problème et que l’on semble avoir eu du mal à trouver des participants : Gilles Ortlieb a donc écrit trois textes. Corina Ciocârlie s’excuse dans l’avant-propos en témoignant de la peine à trouver « d’une saison l’autre, des remplaçants honorables » aux « éternels titulaires ».

Alors que, et cela se retrouve dans les textes de Sorrente et de Ciocârlie, le Luxembourg est un pays qui regorge apparemment d’artistes en tout genre : la dernière nous parle du contraste entre les belles façades des maisons, arrangées joliment par leurs propriétaires « artistes-peintres » (comme on le lit souvent dans l’annuaire téléphonique dit l’auteur), et le dedans qui se « réduit à une surface plane, muette et dépourvue de mystère ». Sorrente, de son côté, parle d’un phénomène très à la mode de nos jours : le besoin warholien de reconnaissance et l’apparition conséquente d’une pléthore d’écrivains (et autres artistes) qui n’ont rien d’au­tre à déclarer que leur propre platitude. Pour vérifier cela, dit l’auteur, il suffit de considérer le nombre d’en­trées du récent lexique des auteurs luxembourgeois !

Évidemment, un tel sujet amène son lot de textes nostalgiques, d’auteurs qui brassent de vieux souvenirs du petit pays : ainsi le tramway (un sujet qui n’en finit pas de mourir et d’être ressuscité : un vrai personnage mythologique, en somme) de la capitale revient chez Lambert Schlechter et Jean Portante.

Un autre personnage quasi mythologique qui ne doit en aucun cas manquer est évidemment le Bommeleeër. Tullio Forgiarini explique dans un petit texte assez drôle, une espèce de monologue qui s’adresse néanmoins à un public dont on ignore tout, à quel point ce « poseur de bombes » (et toute l’affaire plus ou moins mystérieuse qui l’entoure) est devenu quelque chose comme un mythe national moderne.

Nico Helminger et Gilles Ortlieb décident de voir le mythe dans ces objets ou êtres qui dessinent le paysage luxembourgeois : les garages pour le premier (car qui ne connaît pas l’amour inconditionnel du Luxem­bourgeois pour sa voiture ?), et les vaches ou les rouleaux de foin pour le deuxième.

Le texte de Pierre Joris, qui procède plutôt à une démystification, est parmi les plus marquants : reprenant des souvenirs d’enfance, il commence par décrire comment son père, un jeune chirurgien, opérait en secret des résistants blessés, pour finir par l’image de plusieurs garçons qui brutalisent un jeune juif en le traînant par les pieds et en chantant cette horrible (et très connue) chanson : « Eent, zwee, drâi, et as e Judd kapott… ». Une image qui eut la fonction, pour l’auteur, de vaccin contre ce mythe du bon Luxembourgeois opprimé par le régime nazi jusqu’à sa libération par les courageux Américains. L’auteur s’avance en terrain dangereux ici, car les habitants de ce pays, bien que la guerre soit un de leurs sujets d’écriture favoris, n’aiment guère évoquer ce « ritual cover-up for their own unacknowledged mistakes, misjudgments and omissions ».

Deux choses frappent à la lecture de ce petit livre : premièrement, on ne niera pas qu’il se transforme de plus en plus en une espèce de terrain d’entraînement pour auteurs luxembourgeois. Ces derniers y exercent leurs styles. Nous retrouvons la prose in­interrompue de Lambert Schlechter, ainsi que ses éternelles digressions érotiques, nous retrouvons l’écriture dense, exigeante de Jean Sorrente, nous retrouvons la griffe de Nico Helminger, celle de Guy Rewenig, etc. Tous des auteurs qui ont fait leurs preuves. Rien que pour cela il ne serait, en effet, pas trop regrettable de changer de participants.

Et deuxièmement, on s’étonnera qu’aucun auteur ne risque de s’attaquer à de plus anciens mythes luxembourgeois, aux contes, par exemple ? Tous ces Bommeleeër et autres aspects de la vie quotidienne luxembourgeoise, certes charmants et ancrés dans la conscience collective, ne remplaceront pas le trésor d’images et de symboles que sont les contes et les légendes, et dont la littérature luxem­bourgeoise aurait fortement besoin : moins de désenchantement, plus d’en­­chantement ! Moins de régionalisme, plus d’universalité !

Wat mir sinn. Petites mythologies du grand-duché ; textes rassemblés par Corina Ciocârlie ; Éditions Phi, collection Aphinités, décembre 2008, 96 pages ; 13 euros ; ISBN 978-2-87962-259-0

Ian de Toffoli
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