Cinéma

L’école de la chair

d'Lëtzebuerger Land vom 25.05.2012

Aux cieux peu favorables de la Belgique, dont on ne voit qu’une route et l’ennui qui s’y dessine, Aly (Mathias Schoenaerts) préfère l’apparente clémence des contours méditerranéens. Il y arrive en compagnie de son fils, Sam (Armand Verdure), qu’il ne connait pas vraiment. Tout deux vont tenter de se fabriquer une vie dans le garage d’Anna (Corinne Masiero), la sœur d’Aly, qu’il n’a pas vu depuis des années. Le jeune homme est un taiseux et se montre distant, secret. Pourtant, lorqu’il croise Stéphanie (Marion Cotillard), sa langue se délie et fait preuve d’une courtoisie inhabituelle. C’est d’ailleurs lui qu’elle appellera, quelques semaines plus tard, après un terrible accident : elle, la sirène gracieuse, dresseuse d’orques, se retrouve sans ses jambes et sans espoir. Une relation, faite de contrastes et de contradictions, va se nouer entre ces deux handicapés.

Il y a chez Jacques Audiard une façon de montrer le corps qui murit de film en film. Dans De rouille et d’os, trois ans après l’enfermement d’Un prophète, sa caméra scrute la liberté physique des personnages et ce qu’ils en font. Il est bien le seul cinéaste à pouvoir magnifier un show aquatique, fût-il avec du Katy Perry en fond sonore ! Il faut voir Marion Cotillard diriger ces orques comme un chef d’orchestre, puis mourir un peu sur ce fauteuil avant de renaître grâce aux bras musclés d’Aly.

Le colosse aux pieds d’argile lui apprend la légèreté, la simplicité du corps, elle qui préfère rationaliser. Ils sont amis et amants, sans jamais s’impliquer, même quand la jeune femme l’accompagne dans ces combats violents qui lui rapportent un peu d’argent. Pour « un peu d’argent », Aly ne réfléchit pas, vend un semblant d’âme à un diable sans nom et par omission plus que par conviction, se renferme encore sur lui-même. La violence se mêle à la pudeur, l’humour au désespoir : le cinéaste filme le foutoir des sentiments avec passion. Avec son co-scénariste Thomas Bidegain, il a construit des personnages très subtils et qui parviennent à exister en dehors de ce qu’ils montrent. Ils sont interprétés avec une justesse parfaite par un duo a priori improbable, l’oscarisée Cotillard et la révélation de Rundskop (Michael R. Roskam, 2011), le flamand Schoenaerts, qui, là encore, impose sa carcasse monumentale.

Tous les deux se donnent le droit d’être faibles, le droit de ne pas maîtriser les blessures infligées : les silences parlent bien plus que les dialogues. On y croit et tout, dans la mise en scène d’Audiard, nous pousse à comprendre leurs démarches. Ses tics de langage cinématographique n’ont pas changé : comme dans ses précédents films, il joue avec la lumière du soleil, ne dévoilant que le plus beau, ou coupe le récit par des reconstitutions oniriques de la vie réelle. Tout est si parfaitement maitrisé et rôdé que l’on se perd parfois dans la contemplation. Mais un événement tardif remet tout en cause et redonne un sursaut aux personnages comme aux spectateurs.

Tout comme Un prophète, De rouille et d’os est en compétition dans la sélection officielle de l’actuel festival de Cannes. Et tout comme son précédent film, Jacques Audiard reste le préféré de la presse française et fait frémir les marches. Impressionnant mais finalement peu surprenant, De rouille et d’os fait le chemin inverse : d’un thème universel, il en livre une version intimiste et chaleureuse.

Marylène Andrin
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