ABBl

Maas halten

d'Lëtzebuerger Land du 04.12.2020

En 2014, Etienne Schneider, alors ministre socialiste de l’Économie, décrit l’ABBL comme « une sorte de premier conseiller de gouvernement ». Une petite phrase prononcée lors des festivités du 75e anniversaire du lobby bancaire. Or comme l’écrivait le grand moraliste La Rochefoucauld : « La flatterie est une fausse monnaie qui n’a cours que par notre vanité ». En réalité, l’influence de l’ABBL s’est très rapidement dévaluée au cours des années 2010. « Es gab so ein latentes Gefühl, dass wir als ABBL nicht mehr wahrgenommen wurden », confiait Yves Maas récemment au Wort. Plutôt que les banquiers, ce sont les managers des Big Four et les avocats d’affaires qui, grâce à leurs entrées privilégiées dans les ministères, pèsent sur l’appareil d’État et le processus législatif. Et plutôt que de parler des banques privées, un « pilier de la place » entaché par un passé scabreux, le ministre des Finances, Pierre Gramegna (DP), préfère disserter sur la green finance et les fintech. Quant au rôle de propagandiste, il est désormais trusté par Nicolas Mackel, le directeur de Luxembourg for finance et diplomate de carrière, qui, par le biais d’annonces sur Youtube et d’interviews de complaisance, instruit ses concitoyens à montrer plus de gratitude envers « eis Finanzplaz ».

Le symptôme le plus perceptible de cette chute de prestige se manifeste dans la difficulté que rencontre l’ABBL à se trouver des présidents. Parmi les rares directeurs luxembourgophones, on ne se bouscule pas pour ce poste, honorifique et chronophage. En 2018, c’est Guy Hoffmann, chef d’une banque coopérative et rurale qui ne compte pas exactement parmi les poids lourds de la place, qui y est élevé. Son mandat à l’ABBL vient d’être renouvelé, malgré le fait que, depuis novembre, Hoffmann (56 ans) n’occupe plus la fonction de CEO de la Raiffeisen (il vient d’y être remplacé par Yves Biewer, d’un an son aîné) mais celui de président, une charge assez éloignée des affaires courantes.

De nombreux facteurs se sont conjurés contre l’ABBL : amaigrissement des banques au profit des prestataires de services qui les entourent, suppression du modèle d’affaires basé sur l’évasion fiscale, baisse de rentabilité, dépendance croissante des succursales et filiales vis-à-vis de leurs maisons-mères, turn-over des dirigeants… Dans ce contexte de pressions, siéger au conseil de l’ABBL permet tout au plus aux directeurs locaux d’étoffer leur capital symbolique. Se prétendre « Big in Luxembourg » doit fournir une assurance, largement illusoire, vis-à-vis de la hiérarchie à Francfort, Londres ou New York.

Au début des années 2010, alors qu’il présidait l’ABBL, Ernst Wilhelm (« Bill ») Contzen avait fait réserver le CA de l’organisation bancaire aux seuls CEO. Une condition, inscrite dans les statuts de l’ABBL, qui n’a pas facilité le recrutement de volontaires. Guy Hoffmann admet ainsi que trouver un nouveau président d’ici 2022 serait une « tâche colossale » (« Mammut-Aufgab ») : « De plus en plus d’actionnaires disent à leurs directeurs : ‘Je te paie pour gérer ma banque, pas pour gérer la place financière’. » Déjà en 2014, Bill Contzen avait longtemps cherché avant de trouver. Il approche Pierre Ahlborn (Banque de Luxembourg), François Pauly (Bil) et Carlo Thill (BGL). Tous déclinent. Le premier préfère s’occuper de la Philharmonie, le deuxième se voit opposer un refus par les Qataris, le troisième est absorbé par l’exode des clients belges. Quelque peu par défaut, le choix finit par tomber sur Yves Maas. Le Luxembourgeois venait de quitter la centrale zurichoise de Credit Suisse (il y était en charge des opérations internationales de la division « private banking ») pour diriger la filiale locale au Kirchberg. Il s’avérera être un président de l’ABBL discret et relativement effacé.

Mais, en décembre 2019, il fait un retour inattendu. L’ancien président prend la relève de Serge De Cillia, qui vient d’être limogé comme directeur général. Dans un premier temps, Maas promet qu’il n’occupera ce poste que de manière « temporaire » : un de ces premiers objectifs serait de trouver un successeur. Quelques mois plus tard, l’ABBL annonce que Maas restera en poste jusqu’en avril 2022. (Officiellement à cause de la pandémie qui aurait retardé la procédure de recrutement.) Or, tout en acceptant la fonction de CEO de l’ABBL (c’est-à-dire de salarié de l’ensemble des banques du Luxembourg), il n’a pas voulu quitter son poste, bien rémunéré, de président du CA de Credit Suisse Luxembourg. Yves Maas a voulu le beurre, l’argent du beurre et le sourire de la crémière. Un cumul qui a interloqué jusque dans la communauté bancaire et s’est vite avéré être une source de conflits d’intérêts nécessitant des contorsions réglementaires. (Comme l’a rappelé Reporter.lu, les doubles casquettes sont « incompatibles avec le règlement d’ordre intérieur de l’ABBL auquel les dirigeants et les employés sont tenus ».) On voit ainsi mal la CSSF, hantée par la peur d’un « dommage réputationnel », accueillir à bras ouverts le président d’une banque privée dans son CA. Or, le siège de Serge De Cillia deviendra vacant début 2021.

L’organisation patronale emploie une trentaine de techniciens qui doivent décortiquer projets de lois, règles prudentielles, transpositions de directives et circulaires administratives. L’ABBL se présente comme un « service provider » à ses membres qui paient, chacun, des dizaines, voire des centaines de milliers d’euros en cotisations par an. Ils profitent également de la convention sectorielle, d’obligation générale, qui établit un level-playing field sur la place bancaire et y maintient une certaine cohésion sociale. Dans un environnement hyper-régulé, la convention collective constitue le dernier « cartel » légal. Et une des dernières raisons d’être de l’ABBL.

Bernard Thomas
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