À Venise, la Biennale qui s’ouvre ce week-end affiche en grand Foreigners everywhere sur le pont de l’Academia. Au Lëtzebuerg City Museum, ce sont des barils de lessive Pure Europe qui trônent en vitrine. On ne mettra pas en relief les rapports entre les deux propositions, il n’empêche, il semble que les curateurs aient quelque chose à nous dire, alors que les perspectives qui sortiront des urnes début juin ne rassurent guère.
Pure Europe a déjà été montée dans le cadre d’Esch2022. Mais installée uniquement en janvier et février dans une Mollerei frigorifiée et inaugurée le 16 décembre, quelques jours avant la cérémonie de clôture, elle n’avait pas connu la popularité qu’elle mérite pourtant. De ce constat est née l’idée de la faire vivre une deuxième fois, le City Museum lui ouvrant ses portes jusqu’au 12 janvier.
Son titre, Pure Europe, joue la provocation et l’utilisation de la lessive en tant que support de communication renforce cet effet. Cette idée, nouvelle par rapport à Belval, a été apportée par Runa Egilsdottir et Linda Bos (A Designers’ Collective). « Avec la phrase “What Europe is really made of ?”, nous montrons bien qu’il ne faut pas prendre le titre de l’exposition au pied de la lettre, c’est ironique, justifie Boris Fuge, du service Communication des Musées de la Ville de Luxembourg. Cette promesse du plus blanc que blanc, qui nous étaient vendues dans le temps, plus personne n’y croit. »
À vrai dire, l’exposition est le contraire de ce que pourrait inspirer son titre lapidaire. Elle n’est absolument pas démonstrative, ne vend aucun propos, mais fait plutôt le pari de l’intelligence de ses visiteurs à qui il reviendra de tirer leurs propres conclusions. « Il s’agit d’une expo conceptuelle », souligne Pit Péporté, curateur de l’exposition avec sa société Historical Consulting et historien spécialiste de la perception du moyen-âge.
Pure Europe, en effet, n’assène aucune vérité prête à l’emploi. Elle interroge plutôt qu’elle ne décrit, livrant des éléments de réflexions qui remettent en cause des idées arrêtées se révélant être des concepts construits à dessein, plutôt que les fruits d’une vérité objective. Boris Fuge vante ce point de vue politiquement neutre, « elle n’est ni pro-européenne, ni eurosceptique. »
Sans doute pas prosélyte, c’est vrai, puisqu’elle met en avant autant de bons côtés que de mauvais, elle souligne toutefois les valeurs positives des débuts de l’Europe politique faite d’ouverture, de pacifisme et d’humanisme. Le montage d’Humanæ, d’Angélica Dias, en est la parfaite illustration. L’œuvre consiste en une série de portraits dont le fond reprend la couleur d’un échantillon de peau pris sur le nez de chaque modèle, identifiée selon son code Pantone. « Chacun d’entre eux vit ou est né en Europe, on y trouve des millionnaires comme des réfugiés venus par bateau », précise Pit Péporté. Certains sont exactement de la même couleur, mais manifestement pas originaires de la même région du monde. « Il y a aussi deux frères très différents l’un de l’autre », ajoute le curateur, démontrant si nécessaire que le taux de mélanine n’est en rien un critère distinctif.
Cette œuvre est l’un des rares éléments spectaculaires d’une exposition chiche en objets. On ne croise pratiquement pas de vitrines et peu d’artefacts. Si la réflexion prime sur le sensationnalisme, ce n’est pas qu’une question de budget, mais un parti pris assumé.
La première partie de Pure Europe reprend six stéréotypes que l’on accole régulièrement à l’image du continent : national, vieux, cultivé, blanc, riche et chrétien. Le jeu des curateurs a été d’alimenter ces clichés, en exposant des faits qui les renforcent et d’autres qui les remettent en cause.
L’Europe est vieille ? Sûrement pas plus ancienne que beaucoup d’autres civilisations, mais on lui a fabriqué un passé grandiose gorgé de traditions souvent factices qui font office de culture commune. On apprend par exemple que le glorieux kilt écossais a été inventé en 1727 par un patron de fonderie anglais qui a raccourci le plaid que ses ouvriers portaient alors sur l’épaule. Il n’est devenu à la mode sous cette forme qu’à partir des années 1820. Symbole suisse par excellence, la fondue est encore plus récente, sa recette ayant été concoctée dans les années 1930 pour augmenter une consommation de fromage en berne.
L’Europe, ceci-dit, est vieillissante. Sa pyramide des âges est de plus en plus dominée par les anciens, ce qui n’est pas sans poser de sérieux problèmes économiques et sociaux et questionne le principe de la représentativité issue des urnes.
Cette question d’un passé plus glorieux qu’ailleurs, qui mériterait l’admiration de tous, revient également dans la deuxième partie de l’exposition, notamment sa section qui illustre l’invention de la vieille ville. Bien souvent, les centres patrimoniaux riches de leurs édifices ancestraux sont bien plus récents qu’ils n’en ont l’air. Derrière eux, se cache régulièrement la volonté de création d’un passé mythifié commun. Le « centre historique » de Francfort a été construit entre 2012 et 2018, puisque rien ne subsistait des bombardements de la Seconde Guerre mondiale. Certains bâtiments s’inspirent d’anciennes demeures, d’autres sont nés de l’imagination des architectes. Florissante du 17e au 19e siècle, Bruges connut ensuite un profond déclin que le tourisme a réveillé vers 1900. Depuis, les nouveaux bâtiments sont construits dans un style néo-médiéval pour ne pas gâcher les photos des visiteurs. La localité grecque de Monemvasia, haut lieu touristique ? Elle a été entièrement reconstruite dans les années 1980 dans un style médiéval pour faire venir les étrangers et les riches grecs. En 1971, seuls 32 habitants résidaient dans ce village.
La glorification d’un passé éclatant a également été le fruit de relents nationalistes. Mussolini a accompagné la transformation de San Gimignano (Toscane) en ville médiévale idéalisée, effaçant les bâtiments construits après le 16e siècle. Au Portugal, Salazar a fait restaurer le Castelo de São Jorge sous la forme d’un château du moyen-âge, alors qu’il avait été reconstruit en forteresse moderne trois siècles plus tôt.
La partie de l’exposition portant sur le caractère « riche » du continent est assez brillamment illustrée. Sur un pan de mur, plusieurs séries de statistiques sont mises en avant par de petites installations aussi ludiques que parlantes. On y trouve le PIB par habitant de l’Europe, des USA, de la Chine, du Japon, de l’Inde… tout comme le nombre de milliardaires, de voitures particulières par habitant, de lits d’hôpitaux… Il faut jouer avec ces données pour créer du sens. En les recoupant, on observe par exemple que ce sont les Européens qui possèdent le plus de voitures (560 pour 1000 habitants contre 360 aux USA), mais que le nombre de décès dans les accidents de la route y est bien plus bas qu’outre-Atlantique (5,5 pour 100 000 habitants contre 12,5). Ce n’est peut-être pas un hasard si le modèle social est globalement plus protecteur en Europe, comme en témoignent les 541 lits d’hôpitaux disponibles pour 100 000 habitants sur notre continent, contre 287 aux États-Unis (et 431 en Chine).
Cette richesse, toutefois, est remise en cause par une carte explicitant les grandes disparités entre les régions urbaines de l’ouest et les zones rurales, assez largement défavorisées. On apprend par exemple que le PIB de l’Union européenne a été dépassé par celui des États-Unis en 2012, puis de la Chine en 2021. La part de l’UE dans le PIB a aussi diminué de 22 à quinze pour cent entre 2010 et 2022. L’écart entre les riches et les pauvres est toutefois moins grand en Europe qu’ailleurs, bien qu’il croisse désormais ici aussi.
La section évoquant le rapport de la chrétienté à l’Europe est l’une des plus étonnantes, voire perturbantes. Ce n’est pas l’endroit où l’on s’attend à trouver un drapeau arc-en-ciel LGBTQ+ ou un buste de Karl Marx. « La dignité de tous les êtres humains est un apport chrétien aux valeurs européennes », affirme Pit Péporté. Certes, l’aphorisme « aime tes prochains comme tu t’aimes toi-même » est tiré de la Bible. Mais dans les faits, il est difficile de soutenir que les porteurs de la foi chrétienne ont systématiquement défendu l’amour et la tolérance… L’exposition le reconnait, mais elle fait aussi remarquer que le mouvement LGBTQ+ s’appuie sur ce principe de dignité humaine universelle pour obtenir l’égalité des droits. Le parallèle entre valeurs marxistes et chrétiennes est tout aussi piquant. Bien que Marx désignait la religion comme l’opium du peuple, Pure Europe soutient que chrétienté et marxisme mettent tous les deux l’accent sur la dignité des pauvres et des êtres infériorisés, qui finiront par l’emporter dans un monde meilleur. On peut ne pas suivre l’idée, mais elle fait réfléchir.
La dernière partie de l’exposition, résolument politique, questionne sur la situation actuelle de l’Europe. On est accueilli par un grillage renforcé de barbelés, représentant les frontières extérieures de l’Europe. Une carte les replace toutes, et elles sont nombreuses. « On ne se rend pas compte qu’il y en a autant », relève Pit Péporté en rappelant qu’une estimation basse recense 40 000 personnes mortes en tentant de rejoindre le continent depuis la signature des accords de Schengen en 1985. « Mais il y en a certainement beaucoup plus. » Or, « ces barrières bien réelles sont les conséquences des frontières ouvertes à l’intérieur de l’UE, que nous ne percevons que positivement », ajoute-t-il, provoquant une nouvelle réflexion.
Au terme du parcours, dont nous n’avons évoqué que quelques passages, on se retrouve perplexe. Un peu abasourdi par la quantité d’informations inconfortables ingurgitées. En observant les photos des politiques de tous bords exposées à la sortie, on ne peut que regretter la faiblesse de leurs discours, à quelques semaines du scrutin européen. L’Europe est un espace complexe à tous points de vue, riche de sa diversité et de ses convictions originelles, qui mériterait mieux que les polémiques de bas étage.
Pure Europe est une exposition exigeante. Il y a beaucoup à lire, beaucoup à réfléchir. Les quelques jeux sur écrans tactiles proposés sont parfois amusants (on définit ses convictions politiques et un style de personnage censé nous représenter apparait), parfois déroutants (localiser dans leurs villes respectives une série de bâtiments néoclassiques des 18e et 19e siècles, ce qui est impossible tant ils se ressemblent de l’Irlande aux Pays baltes). Mais pour peu que l’on prenne la peine de s’y engager, elle est passionnante.
« Nous avons cherché différentes perspectives, qui permettent de se confronter à des réalités que nous n’imaginons pas toujours, affirme Pit Péporté. Nous n’imposons rien, nous ne livrons aucune vision de ce qu’est l’Europe. Nous ne définissons même pas l’Europe dont on parle. Nous donnons simplement de la matière pour réfléchir à ce qu’elle est. » Ce qui est déjà beaucoup.
Il est donc heureux que le Lëtzebuerg City Museum ait pris l’initiative de donner une deuxième chance à ce beau travail réalisé par Historical Consulting, une entreprise qui est de plus en plus sollicitée pour travailler le matériau historique et le restituer au grand public. Pit Péporté et ses équipes (dont Vincent Artuso à Paris et Sophie Neuenkirch à Mannheim) ont, par exemple, déjà participé à la création de la nouvelle exposition du Musée national de la Résistance et des Droits humains d’Esch-sur-Alzette ou aux parcours de visite des châteaux de Vianden et de Bourscheid. Ils font partie de cette nouvelle génération d’historiens dont le regard nouveau est un apport précieux au Luxembourg.