Cinémasteak (en ligne)

En quête de cinéma géorgien

d'Lëtzebuerger Land du 04.12.2020

La Cinémathèque de Luxembourg ayant provisoirement fermé ses portes, nous rejoignons cette semaine la plateforme Henri (www.cinematheque.fr/henri/) mise à disposition par la Cinémathèque française. Parmi les nombreux films de ce catalogue en ligne, cinq œuvres rares d’Otar Iosseliani tout juste restaurées par l’institution française sont à découvrir en ce moment.

VGIK Né en 1934 à Tbilissi, l’artiste géorgien a évolué en Union soviétique avant de rejoindre la France en 1982, où il vit depuis et réalise encore quelques films dont le dernier, Chant d’Hiver, est sorti en 2015. Après avoir étudié la musique, les mathématiques et la mécanique, Iosseliani intègre le VGIK, l’incontournable institut d’État de Moscou pour tout apprenti réalisateur en URSS. Ses professeurs se nomment Alexander Dovjenko et Mikhaïl Tchiaoureli. De cette période de formation, trois films courts sont visibles sur la plateforme de la Cinémathèque française : Aquarelle (Akvarel, 1958), Les Fleurs (Sapovnela, 1959), puis Avril (Aprili, 1961), qui fût interdit de distribution jusqu’au début des années 70. Les premières images en noir et blanc d’Aquarelle laissent à penser que l’on assiste à un énième drame naturaliste : une femme, visiblement acculée par la fatigue et la misère, trime, lavant à la main le linge entourée de ses trois enfants pendant que le mari cuve son vin de la veille, la tête affalée sur la table à manger. Une histoire d’ivrognerie qui pourrait constituer, en Russie, un véritable cliché. C’est mal connaître Iosseliani, son ironie et son humour burlesque. Car, à y regarder de plus près, on comprend que cette gravité est illusoire et sera rapidement dissipée au cours du film. Un soupçon de théâtralité s’éveille tout d’abord à la vue des cernes excessivement grimées de la jeune femme. Cependant que le mari, après avoir subtilisé comme un voyou les dernières pièces de monnaie cachées sous le lit conjugal, finit par s’échapper par la fenêtre à la façon d’un Charlie Chaplin. Débute alors une course poursuite qui conduira le couple à déambuler parmi les galeries du musée du coin. Jusqu’à ce que, ébahis, ils reconnaissent, dans une aquarelle réputée de la ville où l’on vante le bonheur de vivre et le pittoresque de l’habitat, leur propre demeure représentée. D’un coup, fort de cette légitimation esthétique pour le moins inattendue, les relations s’apaisent, le couple se conformant aux discours dispensés aux visiteurs par les guides du musée. Célébration de l’union de l’art et de la vie. Un même esprit comique, proche de l’absurde déployé à la même époque en France par Jacques Tati, règne dans Avril, où cette fois, un couple passionnément amoureux emménage dans un immeuble flambant neuf. Mais les biens mobiliers et électroménagers ne tarderont pas à s’interposer entre les jeunes amants, tout comme la parole est source de division à travers l’unique dialogue du film. Pour renouer avec un insouciant bonheur, ils préféreront retourner à l’humble bicoque où ils habitaient, attirés par la musique traditionnelle géorgienne que l’on entend sur les monts entourant la ville. Entre Aquarelle et Avril figurent de merveilleuses Fleurs, poème par lequel les couleurs font leur entrée dans la filmographie du Géorgien. Dans cet herbier cinématographique construit autour d’un vieux jardinier de l’antique cité de Mtskheta et d’un bouquet de fleurs pour seule communauté, le motif végétal circule inlassablement de la nature à l’artisanat (tapis, ferronnerie). Tandis que certains plans obsédés par le pistil font songer aux toiles érotiques de Georgia O’Keeffe, c’est moins le comique que la sensibilité poétique et anthropologique d’Otar Iosseliani qui s’affirme ici.

De la fonderie à la sainteté Après les critiques formulées par la censure à l’encontre d’Avril dans le cadre de la « lutte contre l’abstraction et le formalisme », Iosseliani se retire un temps du milieu du cinéma. Son come back coïncide avec la matérialité indiscutable d’un sujet, celui de La Fonte (1964), plus proche de ce que les autorités attendent d’un « véritable » cinéaste soviétique. Après quatre mois passés au sein de l’usine de Rustavi, Iosseliani choisit d’y tourner un court documentaire sur le travail métallurgique. Il s’arrête sur les moments de pause, saisit la solidarité entre ouvriers, sans oublier de montrer les conditions dans lesquelles ces derniers exécutent leur tache, au péril de leurs vies. Le dernier film accessible sur la plateforme Henri, intitulé Un petit monastère en Toscane (1988), constitue l’envers de La Fonte. Produit et diffusé par la télévision française, ce documentaire, réalisé dans la région de Saint François, suit le quotidien de cinq moines augustins à l’abbaye de Sant’Antimo, près de Montalcino, entre prières, chants, offices, et réfection de manuscrits. Le film obtiendra une mention spéciale du Nouveau Cinéma à la Mostra de Venise.

Loïc Millot
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