Roumanie

Ruée vers les terres agricoles roumaines

d'Lëtzebuerger Land du 26.07.2013

Une baraque tient lieu de bureau. Installée au milieu des champs à proximité du village de Bujoru, situé au sud de la Roumanie, on la voit à peine depuis la route. « C’est mon bureau, ça m’a coûté 500 euros », explique Christophe de Beukelaer avec un petit clin d’œil et une poignée de main de paysan.

Depuis son plus jeune âge, il rêvait d’avoir sa ferme, mais les opportunités étaient rares France. En 2004, il s’installe à Bujoru à la tête d’une ferme de 1 200 hectares. « Ici, l’accès au foncier est très facile, explique Christophe. Par rapport à la France, on a une grande liberté. Aujourd’hui, j’ai 1 200 hectares parce que j’ai les moyens financiers pour acheter cette surface, mais si j’avais plus d’argent, j’aurais pu avoir 5 000 ou 10 000 hectares. En France, la place est prise, c’est fini. »

Avec ses 15 millions d’hectares de terrains agricoles qui se vendent en moyenne 2 000 euros l’hectare, la Roumanie attire comme un aimant. Les terrains sont depuis longtemps au repos, car après la chute de la dictature communiste, en 1989, la majeure partie d’entre elles n’ont pas été exploitées. Les paysans, qui représentent la moitié des 20 millions de Roumains, avaient récupéré ces terres nationalisées par le régime communiste, mais n’ayant pas les moyens de les exploiter à l’occidentale, ils se sont contentés d’une petite agriculture de subsistance.

Christophe a non seulement réalisé son rêve de gérer une ferme, mais il a aussi fait une bonne affaire. Tous les ans, son exploitation dégage un profit de 100 000 euros, suffisant pour amortir l’investissement en moins de dix ans. Il possède six tracteurs, deux moissonneuses-batteuses et quatre énormes silos qu’il vient de construire grâce aux fonds non-remboursables de Bruxelles. « Le grand avantage, c’est qu’on fait venir ici du matériel d’occasion acheté en France, affirme-t-il. Mes machines ont dix ans. En France, on ne travaillerait plus avec des équipements aussi vieux. J’ai acheté mes machines à 25 pour cent du prix du neuf. Il faut les entretenir, mais ici la main-d’œuvre est très bon marché. »

En plus de terrains à des prix imbattables, la Roumanie bénéficie des subventions de Bruxelles. C’est pourquoi plusieurs milliers de fermiers occidentaux sont partis à la conquête de l’Est : Français, Suisses, Allemands, Italiens, Néerlandais, Autrichiens, Britanniques, et même des Danois, ont, ces dernières années, pris d’assaut les vastes terres roumaines.

« On estime qu’environ 800 000 hectares de terres ont été acquis par des étrangers, explique Cecilia Alexandri, chercheuse à l’Institut d’économie agricole de Bucarest. Grâce aux investissements étrangers, l’agriculture roumaine offre de bonnes perspectives. Les nouveaux agriculteurs apportent du capital, des outils et un savoir-faire qui assurent le succès de leurs exploitations. Ils sont aussi un exemple pour les agriculteurs nationaux qui commencent à adopter leurs méthodes de travail. » S’inquiétant de cette ruée de fermiers occidentaux, le président Traian Basescu a conseillé à ses concitoyens de ne pas se presser de vendre leurs terres. « Je ne sais pas combien de voitures nous vendrons dans 100 ans, mais je sais que dans 1 000 ans il y aura toujours une marchandise qui se vendra bien : la nourriture. »

Mais il y a un revers de la médaille dans cette « success story ». Conformément au traité d’adhésion signé avec l’Union européenne (UE), la Roumanie devra, à partir de 2014, permettre à tout citoyen européen d’acheter des terres agricoles. Aujourd’hui, la procédure est plus compliquée car il faut commencer par créer une société en Roumanie. Une fois cet obstacle franchi, le prix des terrains risque d’exploser et de provoquer une ruée de capitaux dans le pays. Les paysans roumains seront en concurrence avec les arrivants de l’Ouest, d’autant que la Roumanie n’a utilisé qu’environ vingt pour cent des 32 milliards d’euros de fonds non-remboursables accordés par la Commission européenne.

L’Église orthodoxe roumaine a décidé, elle aussi, de s’impliquer dans les affaires européennes en demandant à ses 14 000 popes de convaincre les paysans d’accepter la manne de Bruxelles. « Les paysans sont très méfiants quand on leur offre quelque chose gratuitement, comme c’est le cas des fonds européens, explique le porte-parole de l’Église, Constantin Stoica. Seul Dieu semble pouvoir gagner leur confiance. » Entre-temps, ce sont les fermiers occidentaux qui commencent à prendre les rênes de l’agriculture roumaine. Christophe de Beukelaer est sûr d’avoir fait un bon pari. « Je pense que le prix des terres en Roumanie va monter jusqu’à 3 000 ou 4 000 euros l’hectare dans les années à venir », affirme-t-il. Avis aux amateurs.

Mirel Bran
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