Depuis son adhésion à l’Union européenne en 2007, plus de quatre millions de Roumains sont partis travailler en Europe de l’Ouest. Cette hémorragie de main-d’œuvre a provoqué une forte pénurie que le gouvernement tente de pallier en faisant venir des ouvriers d’Asie

Les aléas de la main-d’œuvre

d'Lëtzebuerger Land du 26.08.2022

D’une année à l’autre, le quota d’autorisations pour les ouvriers non-Européens ne cesse d’augmenter. En 2022, le gouvernement a signé 100 000 autorisations de travail, soit quatre fois plus qu’en 2021, mais la demande est loin d’être satisfaite. « Nous avons embauché 250 ouvriers étrangers, déclare Catalin Visan, directeur de la société du bâtiment Concelex. On attend une centaine d’ouvriers pakistanais, mais il nous en faudrait une centaine de plus. J’ai aussi embauché des Roumains, mais après quelques jours de travail sur le chantier, ils partent en Europe de l’Ouest. Je peux les payer 1 000 à 1 200 euros par mois, mais ils touchent le triple en Allemagne. »

Le bâtiment, la restauration, l’industrie automobile sont les secteurs économiques les plus touchés par cette vague de migration vers l’Europe de l’Ouest. « Les ouvriers se qualifient dans nos entreprises puis ils partent en Europe occidentale où les salaires sont plus attractifs, explique Cristian Parvan, président de l’Association des hommes d’affaires de Roumanie. La Roumanie compte 19 millions d’habitants, mais nos grandes entreprises font venir de la main-d’œuvre de l’Inde, du Vietnam et du Sri Lanka. La main-d’œuvre locale ne peut plus satisfaire la demande dans un pays où la population vieillit. »

Les sociétés de recrutement ont poussé comme des champignons, et le marché est en pleine expansion. « Work from Asia », fondée en 2010 et l’une des sociétés les plus actives dans ce domaine, ouvre le marché roumain à des travailleurs venant des Philippines, du Vietnam, du Sri Lanka, du Pakistan, de l’Inde et du Bangladesh. « En 2021 nous avons eu une croissance de 15 pour cent, déclare Yosef Gavriel Paisakh, PDG de cette société. Au début nous avions des demandes pour le bâtiment, l’agriculture et la restauration, mais aujourd’hui nous couvrons tous les secteurs de l’économie. » En 2022 « Work from Asia » prévoit une croissance de vingt pour cent.

C’est grâce à cette société de recrutement que Aganad, un jeune Philippin, a trouvé un emploi sur un chantier à Bucarest. Il vient de terminer la dernière armature en fer et il ne lui reste plus qu’à tourner le béton pour le huitième étage du futur bâtiment, prévu pour des bureaux, qui est situé à l’ouest de la capitale roumaine. « Je travaille sur ce chantier depuis quelques mois et je m’y suis habitué, explique-t-il. C’était un peu difficile au début parce que je n’étais pas qualifié pour ce type de travail, mais j’ai appris sur le tas. » Il a parcouru plus de 9 000 kilomètres depuis son taudis de Marawi, capitale de la province de Lanao del Sur aux Philippines, jusqu’en Roumanie. Un voyage motivé par un emploi sur ce chantier où il touche 800 euros, soit six fois plus que le salaire qu’il aurait obtenu dans son pays.

Son nom semble avoir déterminé son destin : Aganad, « celui qui protège ». Ce nom veut dire qu’il protège sa famille, c’est-à-dire ses parents, ses grands-parents, ses deux sœurs et son frère. Il a 29 ans, et depuis qu’il s’est installé en Roumanie la vie des siens s’est améliorée grâce aux 300 euros qu’il leur envoie tous les mois. « Peut-être qu’un jour je partirai travailler en Europe de l’Ouest où les salaires sont plus élevés, mais pour l’instant je me débrouille bien en Roumanie où le coût de la vie est plus bas et où on nous assure le logement, explique-t-il. J’ai un contrat de deux ans à Bucarest et je me suis habitué à cette ville. »

Les Roumains, eux, se sont habitués à un nombre de plus en plus important d’Asiatiques qui sont venus dans leur pays à la recherche d’un travail bien rémunéré. « Au début on les regardait un peu de travers, raconte Alin Chiriac, le collègue d’équipe d’Aganad. Ils ne parlaient pas roumain et ils avaient des habitudes différentes des nôtres. On a mis du temps à leur faire comprendre que chez nous on ne va pas au supermarché en chaussons. Mais maintenant ça va, ils se sont adaptés et ils parlent un peu notre langue. Et je dois reconnaître qu’ils travaillent plus que nous. Ils sont là pour gagner de l’argent, ils ne savent pas ce que c’est que les loisirs. »

Selon le ministère du Travail, 480 000 emplois sont disponibles sur le marché, mais il n’y a que 200 000 demandes. La pénurie de main-d’œuvre s’aggrave d’année en année depuis que la Roumanie a intégré l’UE. Environ quatre millions de Roumains sont partis à l’Ouest à la recherche d’un meilleur salaire. Leur origine latine les a surtout incités à aller en Italie et en Espagne, deux pays qui comptent chacun un million d’ouvriers roumains. Les autres sont généralement partis vers l’Allemagne, la France et la Belgique.

Le gouvernement roumain compte aussi sur l’arrivée massive de réfugiés ukrainiens pour palier les besoins de main-d’œuvre. Pays membre de l’OTAN depuis 2004, et de l’UE depuis 2007, la Roumanie est située entre les pays de l’Alliance atlantique et l’ancien espace soviétique. Depuis la guerre menée par la Fédération de Russie contre l’Ukraine, un million d’Ukrainiens ont trouvé refuge en Roumanie. Bien qu’il soit un des pays les plus pauvres de l’UE ce pays est devenu une oasis de paix pour les Ukrainiens chassés de leur pays à cause de la guerre. Le 20 mars, le gouvernement roumain a autorisé les entreprises à embaucher des réfugiés ukrainiens. Depuis, plusieurs milliers de petites et moyennes entreprises ont ouvert leurs portes aux nouveaux candidats à un emploi.

Cependant la délivrance d’un visa permettant de travailler en Roumanie n’est pas une mince affaire pour les travailleurs en provenance de l’Asie. Il faut en moyenne quatre mois de démarches administratives pour l’obtenir. Les autorités doivent d’abord s’assurer qu’il n’y a pas de candidats venant des pays de l’UE pour le poste ouvert, les citoyens européens étant prioritaires sur le marché du travail. En l’absence de candidats européens, les résidents non-UE peuvent déposer leur candidature. En 2022 le délai pour obtenir un visa est de six à huit mois, la capacité administrative de la Roumanie étant limitée. « Si vous voulez avoir une chance d’employer des ouvriers venant d’Asie en août 2022, il fallait contacter les sociétés de recrutement en février », explique Romulus Badea, chargé des expatriés dans la société Soter & Partner

L’impossibilité pour la Roumanie de faire face à un nombre croissant d’immigrés a créé des drames dont la presse roumaine s’est souvent faite l’écho. C’est le cas d’Alma Caballero, une femme de ménage philippine qui a été arrêtée par les inspecteurs du service d’immigration début août, et menacée d’être renvoyée dans son pays d’origine pour une histoire de paperasserie administrative. « Alma est arrivée en Roumanie par l’intermédiaire de la société Work from Asia et je l’ai embauchée comme bonne pour mes enfants, déclare Alexandra Craina qui habite à Bucarest. Son permis de travail devait expirer le 3 août, et le 29 juillet j’ai déposé une demande pour le renouveler. Mais le 3 août les inspecteurs du service d’immigration sont venus chez moi et ont emmené Alma. Je ne comprends pas cette façon d’agir brutale. Alma est une femme extraordinaire, elle envoie dans son pays tout ce qu’elle gagne pour aider ses deux enfants. »

La Roumanie peine à trouver un équilibre entre le besoin de main-d’œuvre d’origine non-européenne et les procédures administratives nécessaires pour délivrer les 100 000 autorisations que le gouvernement a promis d’octroyer aux candidats asiatiques. Le cas d’Alma Caballero n’est pas unique et les agences de recrutement sont désespérées par l’imbroglio administratif qui complique leur travail. « La décision du service d’immigration de menacer d’expulsion une ouvrière étrangère et d’infliger une amende de 2 000 euros à son employeur est choquante, déclare Yosef Gavriel Peisakh, manager de la société Work from Asia. Alma Caballero travaille sur la base d’un contrat enregistré officiellement, mais les autorités manquent de ressources pour vérifier tous les contrats de travail et elles ont déclaré que Alma Caballero travaillait au noir, ce qui est faux et scandaleux. »

Grâce à la pression médiatique les accusations portées contre Alma Caballero ont été retirées, mais le statut des ouvriers asiatiques demeure incertain dans un pays qui a besoin d’eux mais qui ne dispose pas des services administratifs permettant de les intégrer sur le marché du travail. Pourtant c’est aussi grâce aux travailleurs étrangers que la Roumanie affichait une croissance économique de 2,9 pour cent en 2021, qui devrait atteindre 3,9 pour cent en 2022. « Nous avons renforcé nos services à l’ambassade de Roumanie à New Delhi, a déclaré Bogdan Aurescu, le ministre roumain des Affaires étrangères. Nous avons également mis en place une mission consulaire au Bangladesh qui a délivré 5 400 visas de travail en quatre mois. Nous avons le même plan au Népal. »

Les ouvriers asiatiques font déjà partie du paysage quotidien non seulement à Bucarest mais aussi dans d’autres villes. À Oradea, ville en plein essor économique située au nord-ouest de la Roumanie, la société Valtryp spécialisée dans la fabrication d’accessoires pour automobiles s’enorgueillit d’avoir des ouvriers qui viennent de l’Inde et du Sri Lanka. « C’est grâce aux ouvriers étrangers que nous parvenons à satisfaire les commandes de nos clients, explique Vasile Trip, le patron de Valtryp. Nous n’avons pas d’autre solution pour réussir. » Les affaires roumaines réussissent grâce à cette perfusion de main d’œuvre venue de l’Est. Pendant ce temps, quatre millions de Roumains travaillent à l’Ouest pour améliorer leur sort. Bref, les Roumains partent, les Asiatiques arrivent.

Mirel Bran
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