Le bitcoin est tendance chez les jeunes, mais la BCE veut le ringardiser

Euro numérique

d'Lëtzebuerger Land du 11.12.2020

Et revoilà le bitcoin ! C’est peu dire que la célèbre cryptomonnaie a profité de la sombre période que nous traversons. Rien de plus normal qu’une monnaie virtuelle installée dans le paysage depuis plus de dix ans tire parti de l’accélération de la digitalisation de l’économie à la faveur de la crise sanitaire. Mais il va bientôt avoir affaire aux nouveaux concurrents que lui préparent les banques centrales, et qui soulèvent eux-mêmes de nombreuses questions. Au tout début de l’épidémie, le bitcoin était à la ramasse. En décembre 2019, son cours était deux fois et demi inférieur à son niveau record atteint deux ans auparavant (à 19 800 dollars) et il avait encore baissé de 35 pour cent pendant les premières semaines de 2020. Mais depuis c’est l’embellie : le bitcoin vaut aujourd’hui quatre fois plus qu’à la mi-mars. Et son éternel challenger, l’Ethereum, a fait encore mieux avec une valeur multipliée par cinq.

Les défauts des cryptomonnaies sont pourtant bien connus. Sans contrôle centralisé, elles ne possèdent, contrairement aux monnaies officielles, ni cours légal, ni mécanisme de stabilisation et sont de ce fait affligées d’une volatilité colossale : environ vingt-cinq fois plus élevée que celle du marché américain des actions, douze fois supérieure à celle du yen et cinq fois plus forte que celle des matières premières. Les autorités financières mettent régulièrement en garde les investisseurs contre une monnaie « qui repose sur un marché non régulé, qui évolue dans un environnement informatique ayant ses propres règles et peut s’avérer non adapté aux personnes insuffisamment technophiles » (selon l’Autorité des marches financiers en France).

Les fraudes et piratages sont courants : entre 2011 et 2018, la banque Morgan Stanley a recensé 19 incidents graves pour un montant de pertes s’élevant à quelque 1,2 milliard de dollars. Et la même banque a alerté sur un risque moins connu : vingt pour cent des crypto-acheteurs dans le monde auraient recours à la dette pour financer leurs investissements ! Malgré cela les devises virtuelles sont quasiment en voie d’institutionnalisation. Elles sont désormais acceptées sur les applications de trading grand public Robinhood (quinze millions d’utilisateurs) et eToro (13 millions), principalement utilisées par des personnes de moins de 35 ans, et par des néo-banques comme Revolut ou N26.

Fin octobre, PayPal a annoncé l’ouverture de la vente de bitcoins, ethereums et autres litecoins sur sa plateforme aux États-Unis. L’Europe suivra début 2021. La marge de progression est énorme car si l’on considère la zone euro, le bitcoin ne représente encore que 0,2 pour cent des transactions. Selon le fonds californien spécialisé Pantera Capital, 70 pour cent des bitcoins émis chaque jour pourraient être acquis par le géant du paiement, l’application américaine CashApp accaparant les trente pour cent restants. Des banques comme J.P. Morgan, Deutsche Bank ou Citibank recommandent régulièrement à leurs clients aisés d’y investir. Quant à Grayscale Investments, spécialiste de l’investissement en crypto-actifs pour les institutionnels, il a révélé mi-novembre qu’il gérait plus de dix milliards de dollars d’actifs numériques pour le compte de ses clients. C’est cinq fois plus qu’au début de l’année. Aux Etats-Unis, selon Fidelity, plus d’un tiers des gestionnaires d’actifs en possèdent.

Depuis plusieurs années les grandes banques centrales songeaient à lancer leurs propres monnaies virtuelles pour faire pièce au bitcoin et consorts, dont le nombre n’a cessé de croître et qui compteraient plus de cent millions de détenteurs dans le monde. Une étude publiée en janvier 2020 par la Banque des règlements internationaux (BRI) révélait que 80 pour cent des banques centrales de 66 pays développés et émergents étudiaient la création d’une monnaie digitale, soit dix points de plus en un an. Elles cherchent à limiter l’usage des cryptomonnaies existantes et à faire obstacle à l’irruption de nouvelles. D’où l’opposition de la BCE, entre autres, à la Libra de Facebook, implicitement visée quand l’institution évoque le « lancement, à l’échelle internationale, de moyens de paiement privés qui soulèveraient des questions prudentielles et menaceraient la stabilité financière et la protection des consommateurs ». Le ministre français de l’économie Bruno Le Maire a dénoncé « l’entrée des géants du numérique dans un champ de compétence qui est celui des États ». Des menaces qui semblent avoir porté leurs fruits car plusieurs grands partenaires du projet Visa, Mastercard, Booking, Paypal s’en sont retirés, sans que pour autant Facebook ait définitivement jeté l’éponge.

Comme souvent désormais, les Chinois ont été les plus rapides, car ils ont une deadline : les prochains Jeux olympiques d’hiver auront lieu en février 2022 à Pékin. Quatre villes devant accueillir les compétitions (Shenzhen, Suzhou, Chengdu et Xiong’an), totalisant 45 millions d’habitants, expérimentent dès à présent un yuan numérique. Il pourrait être généralisé à tout le pays avant les Jeux. La BCE a annoncé de son côté le lancement « d’une forme électronique de monnaie de banque centrale qui permettrait aux ménages comme aux entreprises d’effectuer leurs paiements quotidiens rapidement, facilement et en toute sécurité ». L’institution monétaire entend officiellement répondre à la hausse de la demande de paiements électroniques, qui va de pair avec une forte diminution du recours aux espèces dans la zone euro (notamment dans des pays comme l’Allemagne où s’opère un revirement historique) tout en évitant que les Européens utilisent de la monnaie numérique émise par d’autres banques centrales dans le monde.

Le 12 octobre, a débuté une consultation destinée à connaître les attentes du grand public et du secteur financier. Elle s’étale sur trois mois tandis que des tests de faisabilité seront menés pendant six mois. La BCE décidera ensuite, vers la mi-2021, de poursuivre ou non ce projet. Les monnaies électroniques des banques centrales ont de quoi rassurer les utilisateurs par leur côté officiel et contrôlé, ce qui fait défaut aux cryptomonnaies. Elles ne connaîtront pas la même volatilité. La BCE insiste d’ailleurs sur l’avantage appréciable de disposer « d’un moyen de paiement numérique sans risque à l’échelle européenne ». Mais les délais de leur matérialisation paraissent longs au regard de la rapidité avec laquelle évolue l’environnement. La monnaie chinoise pourrait arriver d’ici douze ou treize mois. L’euro numérique mettrait entre 18 mois et trois ou quatre ans pour se concrétiser, en fonction de la complexité de la solution choisie, un point crucial qui suscite des interrogations.

Pour ce que l’on sait actuellement, les monnaies virtuelles de banque centrale seront émises sous une forme classique, contrairement à la création de bitcoins, qui utilise la technologie de la Blockchain. Ainsi l’euro numérique ne sera pas une vraie cryptomonnaie mais plutôt une unité de compte et un moyen de paiement que « la BCE se contentera de certifier comme elle garantit les billets et les pièces », selon un expert cité par le magazine français Challenges. D’ailleurs les jetons numériques déjà utilisés en Chine ont un numéro de série, comme les billets. La différence technologique est de taille car, par construction, le nombre de bitcoins émis ne pourra jamais dépasser 21 millions d’unités, avec une échéance prévue en 2040. Au contraire la monnaie électronique de banque centrale continuera d’être créée en fonction des besoins de l’économie. Sa production pourrait être abondante en cas de nécessité de combattre la déflation, comme on le voit depuis plusieurs années. Dans ces conditions, le bitcoin, avec sa « masse monétaire » limitée, fera figure de devise rare, donc recherchée. De nombreuses entreprises pourraient être tentées à l’avenir de conserver une partie de leur trésorerie en bitcoins plutôt qu’en euros ou en dollars, tout comme certains investisseurs. En réalité ce serait déjà le cas, la baisse du dollar en 2020 expliquant en partie, selon certains experts, la hausse corrélative de la cryptomonnaie depuis le printemps.

Monnaie hélicoptère

Le dispositif envisagé par la BCE pour permettre aux ménages et aux entreprises de détenir des euros numériques n’est pas anodin. Le porte-monnaie électronique serait en effet ouvert directement auprès de la Banque centrale, dont l’accès est jusqu’ici réservé aux banques commerciales. Sous couvert de « renforcer les liens entre la BCE et les citoyens », cela permettra une traçabilité totale des paiements alors que l’utilisation des espèces « physiques » est anonyme. Il s’agit aussi de transformer les canaux de transmission de la politique monétaire. Actuellement cette dernière passe principalement par le truchement du crédit bancaire. Mais la BCE déplore régulièrement que ses interventions pour « liquidifier » les bilans des banques commerciales par des rachats massifs d’actifs financiers ne se traduisent pas à due concurrence par des prêts à l’économie et une augmentation consécutive des dépenses des agents économiques, selon le principe « loans make deposits ». Si les sommes consacrées aux rachats d’actifs étaient directement inscrites au crédit de comptes ouverts auprès de la BCE, dans des conditions qui restent encore à définir, la question serait réglée. Le montage reviendrait à institutionnaliser la fameuse « monnaie-hélicoptère » imaginée par Milton Friedman il y a plus de cinquante ans et dont le « chèque-Trump » distribué aux ménages américains au printemps 2020 est le dernier avatar.

Georges Canto
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