Gestion politique

32.4 : menace réelle, état d’urgence

d'Lëtzebuerger Land du 20.03.2020

« La situation est grave ! » Paulette Lenert (LSAP) aura eu six semaines jour pour jour entre son entrée en fonction en tant que ministre de la Santé (reprenant le mandat d’Etienne Schneider parti se reposer de son travail qu’il jugea trop éreintant) et le jour où elle déclare la gravité de la situation sanitaire au Luxembourg à la Chambre des députés. À ce moment-là, ce mardi 17 mars, le nombre de malades du coronavirus avait doublé en une semaine, une première personne venait de mourir. Après avoir entendu les témoignages de leurs collègues complètement dépassés dans les hôpitaux du Grand Est français ou de l’Italie du Nord, les médecins luxembourgeois crient urgence, le directeur du CHL Romain Nati déclare via Twitter que « nous sommes en guerre » contre la maladie dans les hôpitaux. Les équipements manquent, les voleurs dévalisent les stocks de masques, de gels désinfectants, de costumes de sécurité, « nous allons devoir les sécuriser de manière assez brutale », affirme la ministre : l’armée est chargée de leur surveillance dans plusieurs endroits tenus secrets. Afin de ne pas devoir prioriser les soins vitaux face à une augmentation exponentielle des malades en traitements d’urgence, le gouvernement passe à la vitesse supérieure pour aplatir la courbe des nouvelles infections par des mesures drastiques non seulement de « distanciation sociale » volontaire, mais un confinement obligatoire. Alors que la France a déclaré de telles mesures très restrictives, notamment la fermeture des commerces, cafés et restaurants dès samedi soir, le Luxembourg avait suivi le lendemain. Ce mercredi, il a finalement déclaré « l’état de crise » selon l’article 32.4 de la constitution.

Op wackelege Féiss L’abolition des droits fondamentaux des citoyens n’est pas une mince affaire. La liberté de commerce et d’industrie, la liberté de mouvement, de culte ou de se réunir, bref, les libertés personnelles sont inscrites dans le deuxième chapitre de la constitution, et ne peuvent être limitées que par voie légale. Même en situation de crise grave, l’État de droit doit être garanti. Comment donc mettre en suspens le texte de base du fonctionnement d’un État pour appliquer des mesures restrictives ? Le week-end dernier, le gouvernement avait trouvé une première réponse réglementaire : un arrêté ministériel se référant à une loi de 1885 concernant les mesures à prendre pour parer à la propagation des maladies contagieuses. Mais c’est précaire, avoue la ministre lors d’un briefing de presse dimanche soir, « op wackelege Féiss ». Les arrêtés ministériels sont un outil trop léger pour enfreindre des articles de la constitution, même en temps de crise sanitaire.

Diplomatie en coulisses Alors que les écoles ont fermé dès lundi, que les enfants sont priés de travailler chez eux, encadrés à distance par leurs enseignants via les nouvelles technologies, que fonctionnaires et employés sont encouragés à prendre des congés pour raisons familiales (élargis et simplifiés pour l’occasion) et les entreprises privées priées de passer en télétravail, c’est la panique dans les coulisses politiques. L’Allemagne a réintroduit des contrôles aux frontière dès lundi matin afin de limiter les déplacements qui propagent le virus, la Belgique et la France passent au confinement et aux fonctions vitales de l’État : Vont-ils fermer ou du moins contrôler leurs frontières ? se demande le gouvernement luxembourgeois.

Ce qui constituerait un problème énorme pour le Luxembourg, les magasins d’alimentation fonctionnant grâce à l’apport d’une partie des 200 000 travailleurs frontaliers quotidiens – sans eux, pas d’activités commerciales. Et surtout : près de 70 pour cent des professionnels de santé sont des travailleurs frontaliers – sans eux, le système s’effondre purement et simplement. Le ministre des Affaires étrangères Jean Asselborn (LSAP) et le Premier ministre Xavier Bettel (DP) font jouer leurs bonnes relations avec Paris surtout (la France étant en pénurie de personnels de santé et pouvant théoriquement les réquisitionner pour intervenir sur place), mais aussi avec Berlin et Bruxelles, pour s’assurer que les travailleurs soient toujours libres de passer la frontière. Les frontières extérieures de Schengen fermées, il faut que celles avec le Luxembourg puissent rester ouvertes. Une possibilité de loger les professionnels de santé avec leurs familles dans les hôtels désertés au Luxembourg est mise en place, des certificats de travail sont mis à disposition des patrons afin que leurs employés aient une preuve de la nécessité de leur déplacement. Si le Luxembourg a pu compter, jusqu’à jeudi soir, heure du bouclage de ce journal, sur la solidarité de ses voisins, il est évident que, une fois la crise passée, la question de la solidarité fiscale avec les régions frontalières ne pourra plus être balayée d’un revers de la main par le gouvernement luxembourgeois, comme cela avait été fait jusqu’ici (« Nous ne sommes pas là pour payer vos guirlandes de Noël » avait dit Xavier Bettel).

Article 32.4 Réformé par voie d’une loi spéciale en octobre 2017, alors en réaction à la menace terroriste, dans la foulée des attentats en France, l’article 32.4 de la constitution permet de déclarer l’état de crise face à des « menaces réelles pour les intérêts vitaux de tout ou partie de la population ou de péril imminent résultant d’atteintes graves à la sécurité publique ». Cet article permet au gouvernement de prendre en toute urgence des mesures par voie de règlement grand-ducal, signé par le grand-duc, mais sans l’aval du parlement. Pour l’auteur de cet article, Alex Bodry (LSAP), le recours au 32.4. était la chose la plus rationnelle à faire ; d’autres, comme le constitutionnaliste Luc Heuschling, sont plus nuancés dans leur appréciation, estimant que le Parlement devrait garder son pouvoir de législateur. Ce mardi à la Chambre, tous les partis sans exception applaudirent les mesures d’urgence prises par le gouvernement, en appelant à l’unité nationale.

Publié au Journal officiel mercredi soir, l’article 32.4 donne au gouvernement les pleins pouvoirs de réagir à la situation et de prendre les mesures réglementaires qu’il juge utiles, pour autant qu’elles soient « nécessaires, adéquates et proportionnées », et cela pour dix jours seulement (donc jusqu’au 28 mars). Pour que ces mesures puissent être prorogées au-delà de dix jours, le Parlement doit se réunir avant la fin de ce délai pour voter une loi déclarant l’état de crise. Cette session aura lieu ce samedi 21 mars. Cette loi sera alors en vigueur pour une durée maximale de trois mois. L’état de crise pourrait donc durer au maximum trois mois et dix jours, soit jusqu’au 28 juin. Après cela, il faudra trouver une autre raison pour motiver le recours à cet outil.

Le règlement grand-ducal du 18 mars 2020 « portant introduction d’une série de mesures dans le cadre de la lutte contre le Covid-19 » a une portée très large, limitant les déplacements pour le public, suspendant les activités commerciales, culturelles, festives ou sportives qui reçoivent un public, tout en prévoyant le maintien des activités essentielles « pour [les]intérêts vitaux » du pays, qui peuvent aller jusqu’au droit de réquisition. Il prévoit aussi des sanctions aux contrevenants, que ce soient des personnes physiques (145 euros pour qui se promène sans raison) ou les entreprises (jusqu’à 4 000 euros). Des dédommagements économiques et des mesures de simplification administrative tentent de contrebalancer les conséquences de ces mesures.

Footnote

josée hansen
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