Quel avenir pour le Luxembourg ?

Les Trente Glorieuses sont devant nous !

d'Lëtzebuerger Land du 11.11.2016

Le Land nous a proposé d’écrire quelques lignes sur le futur de l’économie luxembourgeoise. Il s’agit là d’une tâche quelque peu périlleuse. Se lancer dans un exercice de prévision économique à long terme d’une économie de petite taille et aussi ouverte que le Luxembourg, c’est prendre le risque de se tromper à coup sûr, car « il faut se rendre compte que la micro-économie peut être heurtée de plein fouet par les changements de structure de la demande internationale, finale ou dérivée »1. Il suffit d’imaginer une personne prédisant le futur économique du Grand-Duché dans les années 1970 en pleine crise sidérurgique, ou l’Empereur Guillaume II déclarant « je crois au cheval. L’automobile n’est qu’un simple phénomène passager » pour s’en convaincre. Et pourtant, nous avançons qu’au Luxembourg, les Trente Glorieuses sont devant nous2.

Il ne s’agit toutefois pas d’une prévision – hélas l’avenir ne nous a pas été révélé – mais d’une perspective, celle que le Luxembourg continuera d’être une économie prospère, et que son PIB, indicateur certes imparfait, continuera d’augmenter – en moyenne – à un rythme supérieur à l’emploi. Cette perspective de croissance est en réalité une obligation de croissance. Dans une économie luxembourgeoise stagnante, la mobilité sociale deviendrait un jeu à somme nulle, la cohésion serait mise à mal, les comptes sociaux deviendraient largement déficitaires, la dette publique augmenterait fortement : une perspective trop sombre pour être retenue !

La perspective évoquée ne va cependant pas de soi, et un ensemble de risques – qu’il faudra gérer – pourraient éloigner le Luxembourg du « sentier de croissance » des Trente Glorieuses.

Comme le dit l’expression consacrée, « l’Europe est comme un vélo, si elle n’avance pas, elle tombe » ; et si cela devait arriver, l’économie luxembourgeoise aurait du mal à s’en relever. Il sera donc important que l’Europe continue d’avancer – avec les Européens –, et cesse d’être une Europe de sigles (PSC, CETA, TSCG, PNR, UMC, MSU, FESF, etc.) pour se montrer comme une Europe de projets concrets et de progrès. Le Luxembourg, résolument européen et dont le « modèle » de croissance repose grandement sur l’intégration européenne, pourra d’ailleurs être une force de proposition en ce sens. Cela passera notamment par l’augmentation de son influence à Bruxelles. (Pourquoi dès lors ne pas profiter du Brexit pour « débaucher » quelques « lobbyistes aux affaires européennes » qui travaillaient précédemment pour le Royaume-Uni ?)

En 2045, le Luxembourg pourrait compter un million d’habitants, et 670 000 emplois répartis entre 400 000 résidents et 270 000 frontaliers3. Dans la continuité des évolutions observées au cours des précédentes années, les futurs résidents en provenance de l’étranger devraient le plus souvent être d’âge actif et disposer de diplômes universitaires, ce qui contribuera à augmenter le niveau de qualification générale de la population active, et sera donc facteur de croissance. Aussi, cette hausse du nombre de résidents (et de travailleurs frontaliers) devrait permettre aux comptes sociaux d’être moins sous pression que dans un scénario alternatif opposé.

Elle supposera néanmoins, pour pouvoir alimenter la croissance, de relever des défis de taille en termes d’infrastructures, mais aussi d’améliorer les performances luxembourgeoises en termes de participation démocratique ; à cet égard, la constitution de sections internationales dans les partis politiques nationaux, l’incitation/obligation des étrangers à voter aux élections communales et européennes, l’élection du Conseil national pour étrangers au suffrage des étrangers, pourraient être des initiatives à considérer. S’agissant du vieillissement de la population, il est important de garder à l’esprit qu’il est à certains égards une avancée (hausse de l’espérance de vie, résistance à la maladie, moins de guerres, disparition des épidémies meurtrières, et cetera).

Il ne faut cependant pas ignorer qu’il représente aussi un coût pour les finances publiques et un risque pour la croissance. Il sera donc important de « conserver » des marges de manœuvre budgétaires afin de pouvoir y faire face, et de favoriser le vieillissement actif (alors qu’actuellement trente pour cent des retraités luxembourgeois ont moins de 65 ans). Il s’agira notamment de reconsidérer les possibilités de prise en compte des périodes non réellement travaillées (études, éducation des enfants) pour le calcul de la pension et de l’âge de départ à la retraite, de durcir les dispositifs de cessation anticipée d’activité (préretraite, retraite anticipée), et d’investir dans la formation continue des séniors et la prévention (sport, dépistage, saine alimentation, et cetera) afin de s’assurer qu’ils aient les compétences et la santé nécessaires à un allongement de l’espérance apparente de vie active.

Le secteur financier luxembourgeois est à certains égards sa « Silicon Valley ». Le dynamisme du secteur devra donc être préservé, pour des raisons évidentes d’externalités positives du secteur financier sur le reste de l’économie. Toutefois, la perspective d’une plus grande intégration des marchés financiers européens dans les prochaines années (Union bancaire, Union des marchés des capitaux, et cetera), l’impact du numérique sur les activités financières (monnaie électronique, crowdfunding, technologies de trading et d’investissements, et cetera), et les évolutions « fiscalo-réglementaires » devraient engendrer une rude concurrence entre les Places européennes et la poursuite de la restructuration du secteur.
Quatre facteurs d’attractivité devraient être mobilisés afin de conserver la compétitivité et le dynamisme de la Place luxembourgeoise : la présence de compétences financières dans le pays, la qualité du cadre réglementaire et fiscal, la capacité à pénétrer de nouveaux marchés – notamment de pays émergents qui à l’avenir alimenteront de plus en plus l’épargne mondiale – et les synergies entre le secteur financier traditionnel et les nouveaux acteurs fintechs afin de ne pas entraver la diffusion de l’innovation, ni rater le potentiel virage numérique de la finance.

Aussi, la démographie des entreprises luxembourgeoises devrait évoluer vers la constitution d’un « Mittelstand » dense en entreprises avec la taille nécessaire pour investir (notamment dans la R&D), intégrer les relations internationales (exportation, investissement direct étranger, acquisition), et permettre un haut degré de concurrence sur le marché national au bénéfice des consommateurs en particulier et de l’économie luxembourgeoise en général.

La voie suivie par l’Allemagne – pays reconnu pour son réseau d’entreprises de taille moyenne – peut servir de « bonne pratique » à cet égard. Le nombre d’entreprises y est resté relativement stable depuis plus de dix ans, mais leur taille moyenne a augmenté à la faveur d’un important mouvement de concentration d’entreprises familiales ayant constitué des « groupes » de taille moyenne et intermédiaire. Durant les prochaines décennies, la transmission et la fusion d’entreprises devraient donc devenir au Luxembourg une composante entrepreneuriale au moins aussi prisée et vantée que la création d’entreprise, d’autant plus que le vieillissement concernera également la population des chefs d’entreprise.
Par ailleurs, s’éloignant de la logique actuelle de « small is beautiful », le Grand-Duché pourrait évoluer vers le « new is beautiful » ; il s’agira alors non plus d’avoir des traitements préférentiels – notamment fiscaux – pour toutes les PME (dont certaines ne grandissent jamais et demeurent des micro-entreprises durant tout leur cycle de vie), mais de cibler de préférence les nouvelles entreprises et les entreprises de croissance afin de ne pas entraver le nécessaire processus de création-destruction qui permettra de renouveler le tissu productif. Avec la logique du « new, not small, is beautiful », l’efficience allocative (l’efficacité d’une économie à allouer ses facteurs de production de manière à ce que les entreprises les plus productives grossissent en attirant capitaux et travailleurs, tandis que les moins productives se réduisent, voire disparaissent) s’en trouvera renforcée.

Enfin, la croissance luxembourgeoise future devra continuer à être inclusive. L’éducation et la fiscalité devraient être deux instruments à mobiliser en ce sens. Si actuellement le Luxembourg ne sous-investit pas dans l’éducation, le niveau d’instruction des enfants y est encore souvent le reflet de celui des parents. Il faudra donc corriger cette inégalité de performance et d’accès. Dans un contexte d’immigration soutenue, cela passera probablement par une réorganisation des modes d’enseignement ; les réformes paramétriques du système éducatif devraient donc laisser place à une réforme systémique.

Il sera par conséquent peut-être nécessaire de « reconsidérer » la place des langues dans l’enseignement (sans remettre en cause la tradition trilingue des écoles, ni revenir sur l’apprentissage des différentes langues dans des crèches multilingues) et passer d’une éducation en plusieurs langues (luxembourgeois, allemand, français), à une éducation de plusieurs langues. Il s’agirait par exemple d’avoir une scolarité complète en allemand (respectivement en français) et d’avoir des cours de luxembourgeois et de français qui ne seraient dès lors plus des langues d’enseignement mais des langues enseignées. Il pourrait aussi être nécessaire de dépasser la « préférence luxembourgeoise » pour le redoublement en développant des cours d’appui avant la rentrée scolaire (cela pourrait être fait sans coûts budgétaires significatifs, en augmentant le contingent d’heures à fournir par les enseignants par exemple).

Et compte tenu de la polarisation – qui devrait se poursuivre – entre ménages propriétaires et locataires, l’augmentation des taxes foncières, la révision des exemptions générales en matière de droits de succession dans certaines configurations, et un plafonnement du montant des aides au logement par ménage sont hautement probables. De tels changements pourraient contribuer à corriger le fait que les avantages fiscaux qui favorisent l’accession à la propriété profitent le plus souvent aux ménages les plus aisés et qui disposent des revenus nécessaires pour effectuer l’investissement ouvrant droit à l’avantage fiscal.

C’est là une matrice – à compléter – sur laquelle pourrait reposer une vigoureuse croissance future du Grand-Duché. Croissance nécessaire pour que le Luxembourg puisse rester ce qu’il est – un pays riche, ouvert, fiable, dynamique, et tolérant.

Michel-Edouard Ruben est économiste à la Fondation IDEA asbl.
Michel-Edouard Ruben
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