Zone à risque

Les tiers-lieux dans le contexte luxembourgeois

d'Lëtzebuerger Land du 26.08.2022

Vu d’aujourd’hui, il y a une certaine ironie comique dans le fait que parmi toutes les sources consultées pour son livre The Great Good Place (1989), le sociologue américain Ray Oldenburg donne la parole à une Luxembourgeoise pour introduire ce qu’il appelle le problème du lieu en Amérique. Pour Oldenburg, « les Européens transplantés [sic!] ont une conscience aigüe du manque de vie communautaire dans nos zones résidentielles ». Son interlocutrice vit aux États-Unis depuis quatre ans, mais ne s’est jamais acclimatée à l’anonymat régnant dans les lotissements de banlieue américains : « Les gens d’ici sont fiers de vivre dans un ‘bon’ endroit, mais pour nous, ces zones soi-disant désirables ressemblent à des prisons. Il n’y a aucun contact entre les différents ménages, nous voyons rarement les voisins et ne connaissons certainement aucun d’entre eux. Au Luxembourg, en revanche, nous marchions souvent dans un des cafés locaux pour passer quelques heures conviviales en compagnie du pompier, du dentiste, de l’employé de banque ou de toute autre personne qui s’y trouvait à ce moment-là. »1

En effet, au Luxembourg, on n’a jamais vraiment eu à souffrir d’un manque de vie communautaire. Au contraire, on pouvait parfois avoir le sentiment d’y étouffer. La taille du pays y était certainement pour quelque chose. Le conformisme aussi. Aujourd’hui, l’accès même à cette communauté et au territoire luxembourgeois est limité à cause de la pression foncière qui y règne. Pour les revenus modestes, et bien sûr aussi pour les artistes et autres acteurs culturels.

C’est dans ce contexte tendu que le mot « tiers-lieu » a fait son apparition dans les médias luxembourgeois vers 2019, quand, en conclusion à une table-ronde un an auparavant, sur la grande difficulté qu’ont les artistes à trouver des espaces de création à un prix abordable, l’œuvre Grande-Duchesse Charlotte, « consciente » d’un « déséquilibre entre l’offre et la demande » décide de lancer un appel en vue de soutenir trois projets de « tiers-lieux culturels »2. Un jury est chargé d’évaluer les dossiers sur base de critères à forte dimension sociale. L’enveloppe, prise en charge à parts égales par l’établissement public et l’association Esch2022 – Capitale européenne de la Culture, prévoit un financement à hauteur de 400 000 euros, pendant une durée de trois ans. Une démarche que des associations qui revendiquent depuis longtemps les idées développées par Ray Oldenburg, estiment en contradiction avec le concept même de « tiers lieu », basé sur l’appropriation citoyenne d’un lieu : « Un projet qui dépend strictement de financements extérieurs, voire publics, pour sa survie ne contient pas en soi l’impulsion nécessaire »3. Mais, au fond, existe-t-il encore aujourd’hui au Luxembourg une activité artistique professionnelle de laquelle on puisse affirmer qu’elle ne dépend pas d’une façon ou d’une autre d’un financement public ?4

Le soutien généreux qu’apporte le Luxembourg à la création artistique est fondé sur une vérité à la fois complexe et d’une simplicité affligeante : en quelques années seulement, la saturation du marché immobilier a fini par valoriser très fortement un territoire entier, lui imposant sa loi partout où le regard se porte. Beaucoup d’artistes au monde sont obligés de travailler pour financer leur art. Mais au Luxembourg, impossible de se loger sur le territoire national à prix abordable (à part dans un logement subventionné) ou même de louer, sans se ruiner, un espace de travail. La situation reste pourtant étrangement calme. Les dernières « réquisitions citoyennes » (du genre dont émanait Kulturfabrik) remontent à plusieurs décennies déjà. Serait-ce la preuve d’une dynamique anti-culturelle à l’œuvre dans le pays et qui semble avoir fait fuir parmi les meilleures têtes et les moins enclines au compromis ?

Comme on sait, l’idée du « tiers lieu » développée par Oldenburg, lieu ni d’habitation ni de travail, mais de discussion décontractée essentiellement, a vite été récupérée par les spécialistes du marketing, par Starbucks, Sony et quelques autres. Ils n’ont pas toujours été tendres avec l’auteur américain. Aux yeux de l’un d’eux, The Great Good Place est l’œuvre d’un sociologue « plus très jeune » qui peste contre les centres commerciaux et la culture fastfood de son pays. Un « intellectuel américain conservateur » qui aime « prendre le café avec ses amis policiers, habillés en chemises de flanelle à carreaux »5. Ailleurs, comme en France, les tiers-lieux constituent aujourd’hui « de nouvelles portes d’entrée dans les territoires pour les entreprises »6. Dans les deux cas, l’idée n’a plus grand-chose à voir avec ces « lieux de rencontre informels » (cafés, salons de coiffure, librairies, et cetera) sur la disparition desquelles, tout en en étudiant la formule magique, le sociologue américain comptait alerter. En France en particulier, où les idées d’Oldenburg, jamais traduit en français, ont eu un écho populaire considérable, la fermeture ou la transformation de friches culturelles, de lieux d’expérimentation sociale en « instruments d’attractivité métropolitaine produisant gentrification et plus-value foncière »7 en a désillusionné beaucoup.

Au Luxembourg, même un collectif à la réputation de radicaux comme Richtung22 est entretemps conventionné par le ministère de la Culture et vient de trouver au tiers-lieu Bâtiment IV « une maison fixe » pour la première fois de son existence. Même s’il continue de dénoncer avec irrévérence ce qui a été qualifié de « liquidation d’Esch »8. Pour Richtung22, le « Batiment4, tout comme le ‘Ferro Forum’, sert à ce que l’on appelle l’activation du site, la zone sur laquelle Agora prévoit de construire un nouveau quartier et qui doit attirer l’attention du public et, bien sûr, des investisseurs. Le développement de ce terrain, tout comme le développement de la ville d’Esch-sur-Alzette en tant que site technologique moderne, est actuellement placé sous le signe de la culture. Mais la culture peut aussi rapidement devenir un instrument d’exclusion au lieu de rassembler les gens ».9

1 Oldenburg, Ray : The Great Good Place. Cafés, coffee shops, bookstores, bars, hair salons and other hangouts at the heart of a community. Philadelphia : Da Capo Press, 1989

2 Œuvre Grande-Duchesse Charlotte : Journée et appel à projets « Tiers-lieux culturels ». Communiqué de presse du 3 décembre 2019

3 Centre culturel Altrimenti : « Les tiers-lieux peuvent-ils faire l’objet d’un appel à projets ? » Woxx, Tribune libre, 17 juin 2020

4 Braun, Frédéric : « Mir sinn net fräi vun de Suen zu Lëtzebuerg ». Podcast en ligne, Radio 100,7, 16 janvier 2022. Disponible sur : www.100komma7.lu/article/wessen/mir-sinn-net-frai-vun-de-suen-zu-letzebuerg (consulté le
1er juillet 2022)

5 Mikunda, Christian : Willkommen am Dritten Ort. Redline Wirtschaft bei Ueberreuter, Frankfurt/Wien, 2002

6 France Tiers-Lieux. Synthèse rapport 2021. Paris

7 Desgoutte, Jules : « Les communs en friches ». metropolitiques.eu, 17 juin 2019. Disponible sur : https://metropolitiques.eu/Les-communs-en-friches.html (consulté le 1er juillet 2022)

8 Laboulle, Luc : « Beton, Glas a Kultur ». d’Lëtzebuerger Land, 3 juin 2022

9 Richtung22 : « Le Batiment4 ouvre ses portes. Une alternative est-elle possible dans le secteur culturel ? ». Communiqué de presse, 2021

Frédéric Braun
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