Congés annulés

Insaisissable

d'Lëtzebuerger Land du 24.08.2018

Bobby Jameson est né en 1945 dans l’Illinois et s’installe en Californie au début des années 60. Il publie à 18 ans son premier 45 tours (Let’s surf) et rencontre son manager, Tony Alamo, évangéliste convaincu et personnage douteux persuadé de tenir là la star de demain. Deux ans plus tard, à la demande de l’obscur label Mira Records, Bobby réécrit et réenregistre en deux semaines les chansons de Songs of protest and anti-protest, un disque déjà terminé mais abandonné par un certain Chris Ducey, parti palper plus de dollars sur un autre label. La pochette (avec Brian Jones des Rolling Stones en gros plan) étant déjà imprimée, Bobby doit se conformer aux titres des chansons pour la réécriture de ses morceaux, et signe le disque sous le nom de Chris Lucey, avec juste une petite surimpression à moindre frais pour modifier une lettre du nom. L’album, sorti dans l’anonymat à l’époque, est devenu culte et Bobby Jameson, désespéré par son insuccès, sombra dans mille excès avant de mourir en 2015.

Cette histoire abracadabrante digne de Searching for Sugarman a refait surface grâce à Ariel Pink, sans doute touché par ce récit de loser magnifique que lui-même aurait certainement pu être. Ou qu’il est peut-être. Son dernier album est intitulé Dedicated to Bobby Jameson et un psychologue de comptoir pourrait vous dire qu’il est peut-être en partie autobiographique. Ariel Pink est un personnage polarisant et énigmatique, capable du meilleur et du pire, voix d’une certaine génération perdue. Il a sans doute influencé des centaines de musiciens avec son héritage lo-fi et DIY, mais se demande probablement comment ou pourquoi. Ariel Pink est un freak, une star de l’underground, une légende d’un Los Angeles sans soleil. Sa musique vogue entre glam, pop, noise et psyché, un peu à l’image du look de son groupe sur la scène des Rotondes en ce dimanche soir, entre short fluo multicolore et pantalon en latex noir, bottes d’équitation et Dr Martens.

On retrouve un peu son monde chaotique sur l’arrangement scénographique, où on aperçoit l’excentricité qui le caractérise et qui déteint sur ses musiciens. Les morceaux, principalement tirés du dernier album, ont ce charme suranné de quelqu’un bercé par la musique 70s et 80s, entre romantisme et punk post-moderne. Sa voix oscille du crooner (notamment sur la reprise de Donnie & Joe Emerson, Baby) au rockeur, avec quelques poussées WTF, notamment ce moment improbable où il se prend pour Daffy Duck, à coups de coin-coin. L’aspect très bricolage de sa musique des débuts a un peu disparu avec ce backing band très pro, mais n’enlève rien à des classiques comme Lipstick ou White freckles, où Ariel se contorsionne devant un public médusé, comme figé devant ce type un peu bizarre, aux grimaces quasi permanentes, dont on n’apercevra les yeux que deux ou trois fois, quand il les ouvre et que ses cheveux ne les cachent pas.

À sa droite, un curieux animal fait le show. Une sorte de croisement entre Keith Richards et Lydia Lunch, au look Camden Town étudié, plein de rimmel, ayant visiblement bu et fumé plus que de raison dans une vie qu’on imagine bien remplie. Don Bolles, ancien batteur des Germs, groupe punk du Los Angeles des années 70 (dans lequel officiait Pat Smear, plus tard guitariste de Nirvana) est désormais sexagénaire et ça se voit. Il chante, invective, danse, se donne sans compter tandis qu’Ariel Pink écume les canettes de Bofferding. Après le concert, clôturé sur un rappel de trois morceaux, Ariel arpentera quelques fois les dizaines de mètres qui séparent la salle des Rotondes de son tour bus, l’air hagard, comme dans son monde. À quelques mètres de là, des gens regardent War Games sur un écran géant. Dans le Klub, Don le glam rockeur increvable se lance dans un DJ set improvisé, enchaînant les 45 tours underground faisant saliver tous les indie-nerds aux alentours. Tous ces mondes s’entrechoquent et Ariel Pink, désormais quarante ans, s’y faufile, tête baissée, toujours aussi insaisissable.

Sébastien Cuvelier
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