Quelques nouvelles de Péléchian A.

d'Lëtzebuerger Land vom 11.12.2020

Il est un grand cinéaste, mais son œuvre est pourtant méconnue. Au point d’être devenue un objet de curiosité pour cinéphiles, aussi rare que précieux. Ses films en noir et blanc, muets et musicaux, témoignent (à sa place) qu’il est l’un des derniers représentants de l’Union soviétique. Un digne et discret héritier des mouvements d’avant-garde des années 20 qui se sont passionnés pour le montage, enjeu d’une révolution aussi bien politique qu’esthétique menée par les Eisenstein, Vertov ou Esther Choub. À bientôt 83 ans, le cinéaste arménien Artavad Péléchian roule toujours sa bosse, malgré les difficultés et le peu de visibilité donnée à ses films. Certes, ses réalisations passent bel et bien de temps en temps sur les écrans, puisque l’on en parle un peu. En France, une première rétrospective s’est tenue en 1992 au Jeu de Paume ; une autre fut organisée en 1995 au Festival de Nyon (Suisse), où Jean-Luc Godard les vit pour la première fois, bouleversé. Pour ma part, j’ai découvert son cinéma au Festival international du film de Nancy, en 2004, grâce à Serge Avedikian, compatriote arménien et inlassable passeur de l’œuvre de Péléchian en France. Puis à Marseille et à Paris, où l’intégralité de ses films fut projetée sur grand écran devant un auditoire restreint. Prochainement, c’est au tour de la Cinémathèque française d’accueillir enfin une rétrospective de ses films. Mais ce qui nous occupe cette semaine, c’est l’exposition Artavazd Péléchian, La Nature, Les Saisons que lui consacre la Fondation Cartier, dont la réouverture est prévue le 15 décembre prochain, sacro-saint jour marquant le retour des manifestations culturelles en France.

Après le long et profond silence qui entoure toujours de très ponctuelles festivités, la manifestation parisienne a de quoi surprendre. En effet, depuis 1994, date à laquelle paraissait Vie, unique excursion de sa filmographie dans le royaume de la couleur, le cinéaste n’avait plus rien tourné. La seule activité qu’on lui connaissait alors à Moscou, où il réside toujours, était la publication en 2017 d’un ouvrage de nature scientifique, Mon Univers et ma théorie du champ unifié, non traduit en français. C’est dire l’événement que représente la sortie de La Nature (2020), ultime opus issu d’une commande impulsée en 2005 par la Fondation Cartier pour l’art contemporain et le Zentrum für Kunst und Medien (ZKM) de Karlsruhe. Il fallut donc à l’auteur quinze années pour que le film voie enfin le jour. Son mode de fabrication comme son contenu apocalyptique constituent une exception étonnante au sein de sa filmographie. Plus encore lorsque l’on sait qu’il s’agit de son premier long-métrage numérique (1h02) au sein d’un ensemble réunissant des courts tournés en argentique, en 35 mm. Ce contraste, on le saisit d’autant mieux en regard de l’une de ses productions magistrales, convoquée dans l’exposition, qui aura contribué à le faire connaître au public occidental, Les Saisons (1975), ciné-poème qui retrace les grands faits d’une transhumance arménienne. On y chante le travail, l’harmonie entre les hommes et les animaux, domestiques ou sauvages, au sein d’une nature indomptable, toujours périlleuse, comme on le sait bien en Arménie qu’un tremblement de terre avait ravagé en 1988, quelques années avant la dissolution de l’Union soviétique.

Dans La Nature en revanche, le fossé semble s’être irrémédiablement creusé entre l’homme et son environnement. Après quelques vues introductrices prises depuis les crêtes majestueuses d’une montagne sur lesquelles souffle un oratorio de Vivaldi, c’est une longue et éprouvante parataxe d’images de désolation prises aux différentes sources de l’internet (films amateurs, archives de chaînes TV) qui se déversent sur le spectateur atterré. Se donne ainsi à voir la cartographie d’un déluge universel restitué par des images sales, pixelisées, et infernales lorsque l’on imagine que ceux qui les ont capturées y sont peut-être restés. L’ampleur du désastre peut se contempler : ultime privilège d’un spectateur vivant en temps troubles, écologiquement, politiquement. Le sol des certitudes s’effondre sous nos pieds.

Artavazd Péléchian, La Nature, Les Saisons, jusqu’au 7 mars 2021 à la Fondation Cartier pour l’art contemporain, 261, Boulevard Raspail à Paris

Loïc Millot
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