„Remember, you need a map even if you intend
to misread“
Un écrivain spécialisé dans la réécriture de tragédies grecques et de pastiches poststructuralistes n’a de cesse d’être confronté au racisme latent de son milieu : Lors d’une de ces soirées cocktail littéraires qui l’ennuient profondément, on lui conseille de délaisser ses jeux formels d’intello pour se mettre à écrire sur sa condition d’auteur noir, ce qui lui permettrait de toucher un lectorat plus large tout en centrant son écriture sur son vécu personnel. L’écrivain, lui, ne comprend pas vraiment l’intérêt de devoir faire feu de tout vécu intime ni du fait que, vivant dans un pays profondément raciste, il lui incomberait de faire le récit de toutes les humiliations qu’il vit au quotidien : « I told him that I was living a black life, far blacker than he could ever know, that I had lived one, that I would be living one. […] The hard, gritty truth of the matter is that I hardly ever think about race. Those times when I did think about it a lot I did so because of my guilt for not thinking about it. I don’t believe in race. I believe there are people who will shoot me or hang me or cheat me or try to stop me because they do believe in race, because of my brown skin, curly hair, wide nose and slave ancestors. But that’s just the way it is. »
Quand une situation familiale compliquée le confronte à des difficultés financières et qu’il voit fleurir dans les vitrines des librairies le bestseller d’une collègue autrice noire, un roman intitulé We’s Lives in Da Ghetto (!), il entreprend d’écrire, en une nuit éthylique corrosive, My Pafology (re- !), une sorte de décalque du roman nauséeux de sa collègue qu’il signe Stagg R. Leigh, œuvre-pastiche sur un jeune Noir de banlieue qui ne cesse de perpétuer la violence que le monde lui fait subir.
C’est le paratexte du texte enchâssé qui nous fait comprendre la nature problématique de telles œuvres : Si elles suscitent un certain engouement dans le milieu éditorial, c’est parce qu’elles permettent à un lectorat souvent blanc de compatir par procuration, de purger sa propre mauvaise conscience en se rassurant sur le fait que, bien qu’ayant la même couleur de peau que les bourreaux, on se situe du bon côté des choses. Pour preuve : Une fois My Pafology publié, les critiques s’enthousiasment, qui chantent entre autres « the energy and savagery of the common black » dépeinte dans le roman.
Comment écrire sur le racisme sans donner trop de voix aux persécuteurs, comment éviter qu’en reproduisant par la mimésis la haine que l’auteur observe au quotidien, la fiction ne redouble la douleur de plus d’un siècle de lynchages et de persécutions, comment échapper au cycle de violence, que faire quand la catharsis n’est plus qu’un cri de rage un peu facile ?
Ce sont des questions centrales à toute l’œuvre de Percival Everett, qui se situe aux antipodes de My Pafology, œuvre-pastiche intercalée comme un anti-art poétique au centre de son génial Erasure1 : pour Everett, de tels textes effacent la réalité, invisibilisent le racisme américain en le dissolvant dans une soupe narrative voyeuriste et complaisante, qui fonctionne selon des lois narratives pratiquées depuis des décennies par des hommes blancs et, surtout, n’ébranlent en rien les fondements d’une société qui continue à perpétuer ce que ces fictions ne dénoncent que mollement. Si Everett emprunte souvent à l’avant-garde2, c’est aussi pour donner à lire une autre histoire de son pays – et d’échapper à une mimésis qui bien trop longtemps s’est contentée, en copiant le réel, à importer en fiction la haine raciale.
L’œuvre de Percival Everett, riche, impressionnante3, se situe au confluent de cette tension entre la volonté de dénoncer infatigablement la haine raciale et celle de simplement se revendiquer de cette autre appartenance qui est la sienne, celle d’un intellectuel qui s’inscrit dans une approche critique du poststructuralisme, d’un écrivain aussi insaisissable que le sont parfois ses narrateurs. Après tout, le personnage principal de I Am Not Sidney Poitiers s’appelle Not Sidney (nom de famille : Poitiers) et, à la fin du roman, il trouve enfin l’épitaphe qu’il veut faire graver sur la tombe d’une mère perdue trop tôt et qui lui plaît au point qu’il se la réservera pour la sienne, aussi : « I am not myself today ».
Pour éviter qu’on le réduise au statut d’écrivain qui décortique la haine raciale de son pays et bien qu’il fasse cela avec une férocité, une précision, une colère à nul autre pareil, pour empêcher que l’ombre de la haine crade et stupide n’envahisse les moindres recoins de son œuvre, que ses mondes fictionnels en soient comme ontologiquement contaminés jusqu’à la moëlle, pour laisser donc un peu de liberté et d’air dans un monde qui en est trop souvent dénué, il arrive à Percival Everett d’écrire et de publier en l’espace de moins de trois ans un texte horriblement triste sur un père dont la fille est atteinte d’un rare maladie neurodégénérative (Telephone), d’enchaîner avec un roman fantastique inspiré par le lynchage du jeune Emmett Till, un garçon noir de quatorze ans assassiné pour avoir soi-disant tenu des propos suggestifs à une femme blanche (The Trees) pour finir sur une fiction au centre de laquelle on expert en mécanique quantique réduit à collaborer avec un futur Bond villain dont l’objectif principal est de Make America Nothing Again (Dr. No).
Mais même dans des romans comme So Much Blue, sur un peintre qui travaille sur un tableau qu’il ne voudra que personne ne voie jamais et où les questions de race semblent a priori absentes, elles finissent par envahir les marges du texte : dès qu’il pénètre dans un lieu public, le narrateur everettien est inévitablement confronté à des regards qui s’arrêtent sur lui et que l’auteur n’arrête pas de relever tout au long de son œuvre, au point que l’hostilité en devient palpable. Ce fameux stare est profondément raciste, qui nous renseigne souvent sur la couleur de peau du narrateur en même temps qu’il rappelle douloureusement dans quel pays ça se passe. Son dernier roman James, à lire d’urgence, est exemplaire à ce titre : on y voit Jim, l’esclave et ami noir de Huckleberry Finn, raconter, dans les marges du roman de Mark Twain, sa propre odyssée, faite de violences et de viols – dans une sorte d’inversion copernicienne, James fait voir au jeune Huck que le monde qui l’accueille, lui, Huck, avec bienveillance est aussi le monde qui ne cherche qu’à exterminer des gens comme lui, Jim.
Le racisme n’est pas un sujet de l’œuvre de Percival Everett : il est constitutionnel du monde qu’il décrit. Il est ontologique, féroce, omniprésent. Il se trouve dans le passé littéraire des États-Unis et dans leur présent : dès que le jeune Not Sidney ose quitter son bercail, il se fait arrêter par un policier. Son crime : being black, pardi. Si l’œuvre d’Everett n’a de cesse d’affirmer haut et fort que la stupidité des personnages de Fargo n’était en aucun cas hyperbolique, les États-Unis d’aujourd’hui sont en train de corroborer ses dires. Ainsi, les mondes de Percival Everett paraissent souvent sans douceur aucune. L’homme y est petit, haineux, ridicule, idiot. Se dégage de son écriture une douleur terrible : Everett fait, invariablement, inlassablement, inénarrablement, se confronter la lucidité d’un être intelligent, drôle, touchant, à la brute ignorance du monde, contribuant à dessiner le portrait d’une nation qui ne se dit grande que parce que, dans son autoportrait devenu imaginaire collectif, elle s’est contentée de zoomer à tout va sur sa gueule en excluant tous les crimes commis sur d’autres.
Alors que le fameux adage sartrien témoignait plus des jérémiades existentialistes du penseur que d’autre chose, chez Everett, l’enfer, ce sont vraiment les autres. Se pose alors une question méthodologique : que faire quand le racisme est partout, comment littérairement sortir de la haine ? Par l’humour, d’abord, un humour qui chez Everett est à la fois révolte et colère, une arme qui permet de tourner en dérision les bourreaux. Mais Everett n’est pas dupe : quand bien même, dans ses livres, c’est lui qui gagne la bataille intellectuelle, ses personnages finissent souvent persécutés, emprisonnés, violés, abattus. Et si la catharsis fonctionne tantôt par la violence, tantôt par l’humour, elle ne réussit guère, malgré les jeux formels de l’auteur, à prendre pied dans un réel qui reste soumis à des lois qui ne sont pas les mêmes selon votre couleur de peau, votre sexe ou votre fiche de salaire.
Par l’inversion radicale, ensuite : dans « The Appropriation of Cultures » (une des nouvelles du recueil Damned If I Do), défié par de jeunes ivrognes de chanter l’hymne raciste « Dixie », hymne raciste, joue le jeu, le musicien noir Daniel Barkley finit par en livrer, sous le regard éberlué des jeunes, une version sincère. Pour aller plus loin dans l’inversion, il achète un truck dont le propriétaire affiche fièrement le drapeau confédéré, devenu un symbole des suprémacistes blancs. Gêné, le proprio rassure Daniel que le drapeau s’enlève. Et Daniel de lui expliquer que ce drapeau a fini par prendre une importance toute nouvelle pour la communauté afro-américaine, et qu’il compte bien l’exhiber avec fierté. Parole autoréalisatrice s’il en est, puisqu’en détournant, un peu comme Judith Butler l’a montré au sujet du mot queer, un symbole raciste comme pour parodier tous ceux qui se sont approprié sans cesse les signifiants de cultures qu’ils ont dominé, contribué à exterminer, Barkley inspire les siens à faire de même. Dans le monde utopique d’Everett, les suprémacistes, devant choisir entre partager un drapeau avec des militants noirs et abandonner leur symbole fétiche, s’avouent vaincus. Et le lecteur de souhaiter que, pour une fois, la fiction annonce la réalité. Car dans le monde d’aujourd’hui, ce serait aussi salutaire que nécessaire.