Bande dessinée

Palerme caput mundi

d'Lëtzebuerger Land du 26.08.2022

C’est un petit livre qui passe inaperçu quand il est placé sur la tranche, mais dont la belle couverture intrigue et dont la quatrième de couverture donne clairement envie. Un autre dessin du monde, de Yann Madé, s’inspire de la Carte du Monde d’Al Idrisi pour rappeler l’oasis de tolérance qu’était la Sicile du Roi Roger II, au 12e siècle.

Au milieu du Moyen-âge, en pleine période des Croisades, la Sicile, et tout particulièrement sa capitale Palerme, est un ilot de paix, de tolérance, voire de métissage, dans un monde en guerre. C’est la volonté du Roi normand Roger II de Hauteville. Un roi guerrier qui a maté barons, roi, papes et autres seigneurs en tout genre de deux côtés de la Méditerranée pour unifier, sous son autorité, tout le Sud de la péninsule italienne ainsi qu’une grande partie des actuelles Tunisie et Libye. « Par un étrange paradoxe, » explique un personnage de l’album, « alors que Roger met le reste du monde à feu et à sang, en bon homme du nord, nous vivons ici (à Palerme, ndlr) en paix et en harmonie ! »

À la croisée des mondes arabe, latin et byzantin : « Normands, lombards, yfriquiens (NDLR : nord-africains), grecs, nazaréens, orthodoxes… ici tout se rencontre et se mêle », apprend-on à la lecture d’Un autre dessin du monde. Si ce brassage de peuples, de cultures et de religions n’est pas sans créer quelques tensions dans le bas peuple dans la plus grande île de la Méditerranée, le royaume est un exemple d’ouverture d’esprit et de méritocratie. Chrétiens, uifs ou musulmans travaillent main dans la main à tous les niveaux de l’administration du royaume. D’ailleurs, le roi, bien que catholique et de temps en temps allié du Pape, trône en costume byzantin tout en observant un cérémonial de cour arabe.

Le géographe arabe, Al Idrisi, fait partie de la haute administration du royaume. Il jouissait déjà d’une belle réputation quand Roger lui a commandé la rédaction d’un traité de géographie et la réalisation d’un grand planisphère. Un petit travaille qui lui prendra quinze ans. Pour réaliser son Livre de divertissement pour celui qui désire parcourir le monde, également connu en tant que Livre de Roger, ou Kitab Rujari, Al Idrisi tirera ses informations d’ouvrages préexistants, d’observations personnelles réalisées durant ses nombreux voyages, mais aussi d’enquêtes orales réalisées auprès des étrangers débarquant en Sicile et de nombreux émissaires envoyés de par le monde connu afin de compléter les différentes données.

C’est la fin de ce travail titanesque que nous raconte Yann Madé. Le livre d’Al Idrisi est presque achevé, il n’attend plus que le retour de son dernier binôme d’émissaires, « instruits en observation et en langages… qui ont pour mission de dessiner le monde en mots et en images… dans le respect de la dignité des autres » pour le parachever. Aylan, le musulman et Paul de Batz, le chrétien, sont partis en pays Franc, et montés jusqu’au Mont Saint-Michel, pour y récupérer des parchemins de vélin à la douceur et la délicatesse d’une peau de mouton qui donneront vie aux enluminures des moines copistes de Sicile.

L’auteur fera un constant va-et-vient entre la cour de Palerme et le voyage de des émissaires. D’un côté comme de l’autre, il met en avant beautés, découvertes, croyances, histoires, récits, anecdotes, mais aussi abus, complots, haine… Le tout à travers des personnages tantôt candides, tantôt savants qui lui permettent de remettre en lumière différents aspects religieux, politiques et traditionnels de ce 12e siècle autour de la Méditerranée. Il y sera question de la Sicile normande, bien évidemment, et plus particulièrement de Roger II et sa cour, mais aussi de la Tapisserie de Bayeux, de guerres entre Papes et anti-papes, des Croisades, de la traduction du Coran en latin, de la construction de la basilique de Saint-Denis, de la guerre civile anglaise, des berbères, des Amazones, de la Chanson de Roland sans oublier, bien sûr, l’œuvre d’Al Idrisi.

C’est passionnant, étonnant, érudit, tout en proposant des moments légers et des clins d’œil à notre monde moderne. Le livre vaut probablement bien des cours d’histoire. Les 140 pages – dans un style de dessin assez brut et coloriés au lavis aux tonalités ocre – sont d’ailleurs précédées par une longue présentation contextuelle, et suivies d’une chronologie, d’un glossaire, d’une bibliographie et même d’une liste de propositions de musiques à écouter pendant la lecture de l’ouvrage. Ce n’est pas une thèse de doctorat, mais sur certains points ça y ressemble.

Reste que le récit, alambiqué, avec de nombreux personnages et sans didascalies, n’est pas de lecture aisée. On s’y perd donc un peu et il n’est pas inutile de lire l’ouvrage à deux reprises pour bien cerner l’ensemble. « Dessinez le monde, il n’en sera que meilleur » ou « Ceux qui dessinent le monde le rendent beau » peut-on lire dans l’album. Un autre dessin du monde, le rend clairement meilleur en rappelant alors que les tensions montent de par le monde qu’une société plurielle, ouverte et pacifique est possible.

Un autre dessin du monde, de Yann Madé. Alifbata.

Pablo Chimienti
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