D’amour et de haine

d'Lëtzebuerger Land du 07.03.2025

À l’affiche du TNL jusqu’au 16 mars, la fameuse pièce Les Bonnes de Jean Genet (1910-1986) a été revisitée par le maitre des lieux, Frank Hoffmann. Dans une belle mise en scène, inventive et décalée, un surprenant trio — Valérie Bodson, François Camus et Jeanne Werner — emporte le public dans ce drame qui tient du conte, dixit l’auteur, un conte cruel de la vie ordinaire sous forme de jeu de rôles carnavalesque avec nécessaire renversement des choses.

En ces temps troublés, les rapports de domination et de soumission, sujet au cœur des Bonnes, prennent une dimension toute politique. Il en va des questions de pouvoir et de la violence qui touchent tous les domaines, publics et privés, la politique, l’économie et le social, le genre, la sexualité et l’intime.

Créée en 1947, cette pièce, la plus jouée de Genet, déstabilise, surprend et interpelle encore. Subversive et tragique, sa langue est fulgurante, à la fois crue et soutenue, ordinaire et poétique. Inspirée d’un terrible fait divers, l’histoire des deux sœurs Papin qui, en 1933, au Mans, ont tué avec cruauté leur patronne et sa fille, elle résonne toujours (Affaires sensibles sur France Inter s’en faisait l’écho le 28 février, jour même où nous découvrions Les Bonnes !).

Au TNL, le metteur en scène Frank Hoffmann a choisi de débuter le spectacle, véritable huis clos sous tension, avec l’avant-propos des Bonnes dit par Madame qui devient narratrice et prend à son compte les mots de l’auteur. Ce personnage haut en couleur, excentrique, porté par un exceptionnel François Camus dans un rôle entre force et fragilité, exubérance et sensibilité, domination et compassion, un personnage à la croisée de la grande bourgeoise et de la diva flamboyante, star du show-biz ou drag-queen extravagante. Madame se révèlera d’abord dans sa nudité ou presque venant sur le devant de la scène évoquer « Comment jouer Les Bonnes ».

Sur scène, un grand plateau circulaire blanc fait office de chambre de Madame et de lieu de cérémonie. Au centre, deux bonnes, deux sœurs, Solange l’aînée (Valérie Bodson) et Claire (Jeanne Werner) dorment l’une contre l’autre, recroquevillées. Sur les bords du plateau, robes et accessoires sont disposés pour le rituel : Claire deviendra Madame, Solange sera Claire. Bientôt le manège va se mettre à tourner… la piste est prête, le podium s’illumine... Chaque soir, elles reprennent leur jeu de rôles, cruel, violent, sexualisé, parfois drôle, d’autres fois délirant, nourri par le désir de meurtre de Madame (l’étrangler ou lui préparer un tilleul au gardénal), l’appel à la revanche mais aussi un besoin d’emprise, dans une relation sororale d’amour et de haine. Au final, le jeu, fatal, se retournera contre elles !

À la fois si semblables et si différentes, les deux sœurs, dotées d’une même perruque blonde et vêtues d’une même blouse (leur bleu de travail), forment un convaincant duo. Elles endossent tour à tour l’habit du bourreau et celui de la victime, de l’oppresseuse et de la protectrice, jouent complices ou lâchent prise dans une danse exutoire (aux sons de Recommence-Moi de Santa). Entre cris et silences, « voix suspendues ou cassées » (J. Genet), paroles fleuves ou saccadées, elles jouent borderline, parfois à la frontière de l’audible. Leur jeu questionne aussi l’identité, la ressemblance, le travestissement. Tout au long du spectacle, une chorégraphie s’invente avec des figures du double, des jeux de miroirs et des gestes croisés.

Ces Bonnes évoluent dans un décor minimaliste (quelques accessoires datés : lampes de chevet, téléphone, tourne-disque) avec, à l’arrière de la scène, un écran panoramique qui sépare les mondes — la chambre de Madame et celle des bonnes dans la mansarde (images en noir et blanc) —et accueille des images et effets vidéo (explosions de couleurs, fleurs qui volent en éclat, vagues de sang ou traits rouges qui rayent l’image) qui accentuent le propos. Autant d’ingénieuses trouvailles de Susann Bieling, qui signe aussi les costumes, et auxquelles s’associent de belles lumières expressives, franches ou nuancées, de Zeljko Sestak et des musiques emblématiques (les sœurs mettent elles-mêmes les vinyles) qui viennent refléter les humeurs, entre vieux hits (France Gall) et nouveaux sons (Santa) en passant par des chansons à textes (Brel).

Les Bonnes de Genet/Hoffmann, un spectacle d’une grande acuité sur les dangereux rapports de force. Un classique à (re)découvrir !

A voir les 14 et 15 mars à 19h30 et le 16 mars à 17h au TNL.
Plus d’infos : tnl.lu

Karine Sitarz
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