Corruption, trafic d’influence

L’enveloppe roumaine

d'Lëtzebuerger Land vom 02.08.2013

Séance de rattrapage à la Cour d’appel qui a fait à l’Office de lutte contre la fraude de l’UE, l’Olaf, la démonstration que la législation luxembourgeoise n’était pas une passoire, impuissante de réprimer la corruption et le trafic d’influence auprès des institutions européennes hébergées au grand-duché. Un arrêt a condamné à dix-huit mois de prison et 20 000 euros d’amende un ressortissant autrichien, ancien consultant personnel du ministre roumain des Transports, Radu Berceanu, pour avoir glissé une enveloppe contenant 10 000 euros d’argent liquide à un fonctionnaire de la Banque européenne d’investissement (BEI), peu avant la visite en septembre 2009 au Luxembourg d’une délégation venant de Bucarest dans le but de faire financer des infrastructures, dont la rénovation de l’aéroport de Sibiu ainsi qu’un projet d’autoroute « délicat ». L’enveloppe avait été aussitôt retournée et l’alerte donnée à la hiérarchie et une plainte introduite à l’Olaf. La BEI n’a pas garanti, comme s’y attendaient les Roumains, le financement de l’aéroport. Le gouvernement de Bucarest a mis lui-même la main à la poche ainsi que la Ville de Sibiu. Un prêt fut également octroyé par Dexia. Lorsqu’il donna l’enveloppe, le prévenu accompagna son geste par ces mots peu équivoques : « für Sie privat ».

Les juges d’appel ont renvoyé à leurs pénates leurs collègues de première instance, qui, horreur, avaient acquitté le prévenu des infractions de corruption active. Car à l’audience, rien, aux yeux des premiers juges, n’avait permis d’établir le but de la corruption : le fonctionnaire de la BEI ne disposait pas en effet d’un pouvoir direct de décision dans l’octroi des crédits à la Roumanie. Le jugement de première instance, tombé le 13 décembre 2012, fit l’effet d’une douche froide au Luxembourg et à l’Olaf. Il est monnaie courante que des dossiers, pourtant en béton, que l’office anti-fraude transmet aux États membres de l’UE, après les avoir instruits (en l’absence d’une Europe judiciaire, la compétence revient aux tribunaux des pays dans lesquelles les institutions sont établies), n’aboutissent pas à des procès. Le Land n’a pas pu obtenir auprès de l’administration judiciaire, en raison de vacances judiciaires, de chiffres renseignant sur le rapport entre le nombre de dossiers transmis par l’Olaf au Parquet général et le nombre d’affaires jugées. En France, selon les informations du quotidien Le Monde, c’est un dossier sur deux de l’Olaf qui passerait ainsi à la trappe.

Quatre jours après le jugement, le ministère public fit appel, suivi cinq jours plus tard par la BEI, partie civile. L’affaire n’a pas traîné pour être plaidée : citation à comparaitre le 4 mars, audience le 8 mai, sans remise, arrêt le 3 juillet. Les débats ont fait la démonstration de la sensibilité de l’affaire et sa portée symbolique pour la justice luxembourgeoise qui ne voulait pas donner l’impression à l’Olaf de son impuissance à réprimer la criminalité financière et la corruption des fonctionnaires internationaux. Le Parquet prit lui aussi l’affaire très au sérieux en requérant trente mois de prison pour le conseiller et 30 000 euros d’amende, trois fois plus que ce qu’il y avait dans l’enveloppe. Le ministère public évoqua l’erreur d’appréciation des juges du Tribunal correctionnel lorsqu’ils passèrent l’éponge sur le trafic d’influence au motif que l’une des conditions de l’infraction de corruption active, à savoir l’acte de fonction, n’était pas donnée, parce que l’agent de la BEI ne disposait pas de pouvoir de décision dans l’octroi de crédits à la Roumanie. Or, souligna le Parquet, l’ordonnance de renvoi du prévenu le fit comparaître non pas pour corruption, mais bien pour trafic d’influence. Et de préciser que cette prévention « sanctionne celui qui donne à un agent public des dons pour que cet agent abuse de son influence réelle ou supposée en vue de faire obtenir de l’administration une décision favorable et le but du don en matière de trafic d’influence n’est pas d’amener l’agent à accomplir un acte de sa fonction ou facilité par sa fonction. Le tribunal correctionnel n’avait partant pas à analyser si l’agent avait ou non un pouvoir de décision dans l’octroi des crédits ».

La Cour a suivi cette ligne : « La corruption, note l’arrêt, ne porte pas sur un acte entrant dans la fonction du corrompu, mais sur l’influence que le corrompu est disposé à exercer pour l’accomplissement de cet acte par un tiers ». L’influence peut être « réelle ou supposée » ; elle peut donc n’exister que dans l’esprit du particulier qui sollicite l’agent public, précise la Cour d’appel. Laquelle n’a pas accordé la moindre crédibilité aux arguments du conseiller personnel du ministre roumain selon lesquels il s’était trompé d’enveloppe. Celle qui contenait les 10 000 euros était en fait destinée à sa mère, qui lui avait fourni pour les besoins de la cause une attestation de sa bonne foi.

Le fonctionnaire de la BEI, a encore tranché la Cour, était la personne « qui incarne la banque dans les contacts avec les clients (et qui), sans avoir un pouvoir décisionnel, avait pourtant une position propice à influencer le processus décisionnel au sein de la banque, a eu un contact régulier avec le prévenu en sa qualité de conseiller informel du ministre roumain des Transports et le jour de la survenance des faits, avant la réunion avec le ministre des Transports, il l’a rencontré en vue de préparer cette réunion (…) qui avait pour objet la discussion de divers projets d’infrastructure roumains dont le financement par la BEI était à envisager ». Et de préciser que « la Cour a la conviction que les fonds remis (…) à l’agent l’ont été afin que ce dernier use de son influence auprès de ses supérieurs et auprès des autorités compétentes au sein de la banque pour aplanir toutes les difficultés et obtenir des décisions favorables à l’État roumain relativement aux projets en discussion ». Dans l’affaire, personne ne s’est étalé sur le degré de connaissance que le ministre roumain avait de cette enveloppe. La Cour a toutefois rejeté comme non fondée la demande de dommage et intérêt de la BEI. Le comportement « exemplaire » de ses agents ne l’a pas « discrédité ». Il n’y a donc pas eu de « dommage moral ».

Véronique Poujol
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