Des piquets pour le Vietnam (1966) aux cortèges de Fridays for Future (2019), en passant par le Jumbo-Streik (1994) et le walkout contre la guerre de Bush (2003), les manifestations de rue font partie de la socialisation politique des jeunes. Souvent spontanées, parfois virulentes, voire violentes, certaines de ces mobilisations seraient à considérer comme des « attroupements », du moins selon l’avant-projet de loi que viennent d’élaborer les juristes du ministère des Affaires intérieures. Ce document de travail sur « les rassemblements en plein air » propose d’introduire un nouveau délit : la participation à un attroupement. L’article 14 prévoit entre huit jours et deux ans de prison pour celui qui « continue volontairement à participer à un attroupement après les sommations de la Police grand-ducale ».
« Projet confidentiel », lit-on en filigrane sur le document. Dans l’exposé des motifs, on apprend que « le phénomène des rassemblements se développe. Ils se forment de manière organisée ou spontanée [… et] peuvent rassembler des foules importantes ». Léon Gloden (CSV) a fait parvenir son avant-projet sous embargo aux syndicats et ONGs. En parallèle, le ministre a reçu toutes les fractions et sensibilités politiques pour un échange de vues rue Beaumont. Cette « phase de consultation large » était censée sonder le terrain. Elle a provoqué une levée de boucliers. Dans son avis, Amnesty International Luxembourg emploie à six reprises l’adjectif « arbitraire ». L’ONG regrette les « nombreuses mesures portant atteinte au droit à manifester de manière non-violente ».
La Chambre des salariés (CSL) demande le retrait « pur et simple » du texte, et ceci « illico ». « À titre subsidiaire », elle demande que « la liberté de réunion syndicale » soit exclue du champ d’application de la loi, à l’instar des événements touristiques, sportifs, commerciaux, culturels et cultuels. Le droit de manifester vaudrait « à plus forte raison pour les syndicats », estime-t-elle. Soudés dans un front syndical, l’OGBL et le LCGB ne comptent pas faire de concessions au gouvernement. La CSL a pris la liberté de publier l’avant-projet de loi en intégralité sur son site. « Ce texte a été présenté à de nombreuses associations. À nos yeux, c’était donc loin d’être un document secret », dit son directeur, Sylvain Hoffmann. Ce « leak » était presque passé inaperçu, jusqu’à ce que le Tageblatt lui consacre un article vendredi dernier.
Le service de communication du ministère tente de rassurer : Le texte n’a pas encore été déposé et ne serait « pas définitif » : « Weider Gespréicher si geplangt ». Contrairement au Heescheverbuet et au Platzverweis élargi, Léon Gloden suit pour l’instant une voie consensuelle sur ce dossier. Interrogé lundi sur Radio 100,7, Laurent Mosar minimisait la colère exprimée par la société civile : « Je ne comprends pas toute cette agitation ». En même temps, le député CSV signalait une ouverture : « Ce n’est qu’un avant-projet de loi. Ce texte devra être amélioré, je tiens à le dire très clairement. » Et de rappeler que « le core business législatif » n’avait pas encore commencé. Parmi les fractions et sensibilités politiques, seuls Déi Gréng et Déi Lénk ont élaboré des avis détaillés sous forme écrite. La cheffe de fraction socialiste Taina Bofferding relate ses échanges avec Léon Gloden. Son successeur à la rue Beaumont lui aurait assuré qu’il chercherait un compromis entre les partis. « J’ai l’impression qu’il essaie de gérer ce dossier de manière différente des autres », dit Bofferding. « Maintenant qu’une certaine résistance se fait sentir, je pense que le ministre va en tenir compte »
L’ensemble de l’opposition (ADR et Pirates inclus) se déclare critique par rapport au brouillon ministériel. À commencer par les procédures. Au moins cinq jours avant la manif, l’organisateur doit en demander l’autorisation au maire. Celui-ci peut y répondre… ou pas. « Le silence du bourgmestre pendant plus de quatre jours […] vaut refus d’autorisation implicite », lit-on dans l’avant-projet de loi. Les syndicats s’offusquent de cette inversion du principe « silence vaut accord », qui conduirait « tout simplement le bourgmestre à ne pas réagir pour refuser une demande d’autorisation ». Dans leur avis, Déi Gréng se montrent, eux aussi, choqués par ce « silence vaut refus » : « Cela nous semble inacceptable de pouvoir refuser l’exercice d’un droit fondamental par un simple silence et sans motivation ». C’est le paragraphe qui choque également le plus Amnesty : Il lui « semble impératif » de le modifier.
Sam Tanson et Meris Sehovic, les auteurs de l’avis Déi Gréng, pointent un autre changement de paradigme : « Le Luxembourg serait un des seuls pays européens à s’engager sur la voie d’un régime d’autorisation préalable des manifestations, la règle étant un régime de notification ». Même son de cloche chez Amnesty International qui « regrette » que l’avant-projet n’ait pas opté pour « un système simple de notification préalable, idéalement facultative ». L’ONG rappelle que seulement trois pays en Europe soumettent les manifestations à une autorisation préalable : La Suisse, la Suède et la Belgique.
Le refus d’une manifestation devrait « toujours demeurer la ultima ratio », écrivent les auteurs de l’avant-projet de loi, « l’exception absolue » que seule pourrait légitimer « l’existence d’un danger grave, concret et imminent ». Dans le commentaire des articles, ils avancent une série d’exemples : « Une présence annoncée de casseurs ou la menace d’un attentat terroriste » ; mais également le risque de confrontation « entre des militants d’extrême-droite et d’extrême-gauche », ou des appels lancés par « des individus identifiés comme radicaux sur les réseaux sociaux ».
La toolbox répressive est élargie. Un manifestant lambda qui dissimule « volontairement tout ou partie de son visage » se voit par exemple puni d’une amende entre 251 et 2 500 euros. Le texte ministériel cite comme exemples « un foulard, une cagoule ou un masque de carnaval ». La Chambre des salariés se dit « ahurie ». Elle se demande si des personnes portant « une écharpe autour du cou et de la bouche en plein hiver ou des lunettes de soleil en temps ensoleillé » sont également visées par cette disposition. Amnesty International craint que les femmes musulmanes portant le hijab soient discriminées. Déi Gréng s’inquiètent notamment pour les « déguisements usuels lors de cortèges comme la Gay Pride ».
Les Verts se retrouvent dans une situation quelque peu embarrassante. En 2022, leur ancien ministre, Henri Kox, avait fait élaborer un avant-projet encadrant le droit de manifester. Ce document s’était révélé très répressif. (Au point qu’en octobre 2024, le Tageblatt en a par erreur attribué la parenté à Léon Gloden.) Le texte a rapidement disparu dans les tiroirs, et n’a jamais été présenté au conseil des ministres. Cela n’aurait qu’un brouillon parmi d’autres, relativisait Sam Tanson. Sur la question-clef de l’autorisation préalable, par contre, l’ancienne version s’avérait moins restrictive que la nouvelle, ne prévoyant qu’une simple « déclaration ».
Dans leur avis, Tanson et Sehovic reviennent brièvement sur ce texte refoulé : Les craintes de la société civile auraient été « prises très au sérieux », assurent-ils. « Il n’était pas imaginable de restreindre des droits acquis depuis des décennies […] à cause des exactions commises lors des manifestations pendant la pandémie du Covid-19 par certaines personnes mal intentionnées. » Les débordements anti-vax durant le second hiver de la pandémie avaient sidéré la classe politique. Les attaques visant les maisons privées de ministres brisaient un tabou. Les députés craignaient « l’émergence de nouvelles formes de violences ». Le choc était tel qu’en décembre 2021, ils adoptaient une motion de Laurent Mosar, appelant le gouvernement à « durcir » les sanctions pénales pour les initiateurs de « manifestations non autorisées ». Le député CSV l’a martelé ce lundi sur Radio 100,7 : « Cette motion a été portée à unanimité ! Je le répète : à unanimité ! » (Elle avait été votée à main levée.)
Légiférer sous le coup de l’émotion est rarement une bonne idée. Henri Kox allait s’en rendre compte. Ses services voulaient réagir rapidement, et s’y prenaient maladroitement. Comme souvent, les fonctionnaires luxembourgeois cherchaient inspiration auprès de leurs collègues belges, en train de concocter une « loi anticasseurs » aux accents très sécuritaires (retirée depuis, suite aux pressions syndicales). Le texte luxembourgeois introduisait par exemple la possibilité d’interdire un rassemblement « devant un immeuble destiné à l’habitation », si l’usage paisible risquait d’en être troublé. De facto, cela revenait à limiter le droit de manifestation sur une grande partie du territoire. Cette disposition a été expurgée de la nouvelle version. Tout comme celle qui voulait punir d’un emprisonnement de trois mois à deux ans les Rädelsführer et autres cattivi maestri qui « provoquent directement » un attroupement armé, « soit par des cris soit par des écrits ».
Si le second brouillon paraît plus soft que le premier, il reste empreint de la même méfiance et des mêmes réflexes répressifs. Amnesty International s’étonne de cette « tonalité punitive » adoptée envers les manifestants. Se pose également la question des rassemblements spontanés, comme celui au soir des attentats contre Charlie Hebdo et l’Hyper Casher. Les juristes du ministère argumentent de manière formaliste : « Le cadre juridique doit garantir que les assemblées spontanées puissent se tenir légalement. […] Le projet de loi met en œuvre cette exemption à travers la définition de la notion de ‘rassemblement’ qui ne vise que les rassemblements organisés », lit-on dans leur commentaire des articles. Amnesty International n’est pas rassuré, et demande « des garanties supplémentaires ». Déi Lénk craint « un flou juridique » risquant de « décourager les citoyennes et citoyens ». Les Verts restent, eux aussi, sceptiques : « Les manifestations spontanées […] ne sont pas clairement protégées et risquent par défaut de se dérouler dans l’illégalité ».
Un rassemblement se transforme en attroupement, lorsqu’il existe « des raisons sérieuses de croire à un péril imminent pour la sécurité publique ». Deux sommations plus tard, les manifestants se retrouvent du mauvais côté de la loi et peuvent être dispersés par la force. (Les journalistes et observateurs ne sont pas explicitement protégés contre ces mesures de répression.) S’inspirant de la France, les juristes du ministère des Affaires intérieures proposent d’introduire un nouveau délit : La participation à un attroupement. Celle-ci est punie d’un emprisonnement de huit jours à deux ans. S’y ajoutent une ribambelle de circonstances aggravantes. Le manifestant attroupé qui dissimule « tout ou une partie » de son visage risque quinze jours à trois ans. Une fourchette entre trois mois et trois ans est prévue pour les attroupés qui portent « un objet quelconque pouvant servir à blesser, frapper ou menacer ». Telle est la définition donnée au terme « arme » qui, lit-on dans le commentaire des articles, peut inclure « un simple objet trouvé sur la voie publique, telle qu’une bouteille laissée sur le sol ». Les jeunes qui, le 20 mars 2003, jour de l’invasion de l’Irak, balançaient des œufs et des bouteilles en direction de l’ambassade des États-Unis, auraient donc risqué des mois de prison.
Les seuils des peines proposées seraient moins élevés qu’en France, tentent de rassurer les auteurs de l’avant-projet de loi. La copie serait donc moins sévère que l’original. Or, Amnesty International considère ces dispositions pénales comme « beaucoup trop lourdes ». Elles tendraient à « criminaliser l’activisme » et pourraient « grandement nuire à la liberté d’expression et de rassemblement ». Malgré les peines draconiennes, le terme d’attroupement n’est pas défini dans le texte ministériel. (La version de Kox en donnait déjà une définition très vague : Un attroupement est un rassemblement « qui trouble l’ordre public ».)
La notion de rassemblement « semble cruellement manquer de précision », pointe Déi Lénk. Et d’évoquer les situations « où quelques individus violents se mélangeraient à un rassemblement majoritairement pacifique » : Comment dès lors différencier le rassemblement d’un éventuel « attroupement » qui se formerait « en son sein ou en marge » ? La seule mention du terme attroupement dans le Code pénal date de 1879 : « Ceux qui, par attroupement et par violences ou menaces, auront troublé l’ordre public dans les marchés ou les halles aux grains, avec le dessein de provoquer le pillage ou seulement de forcer les vendeurs à se dessaisir de leurs denrées à un prix inférieur à celui qui résulterait de la libre concurrence. »
Les syndicats craignent, eux, que la notion puisse faire l’objet de « deux poids deux mesures », en fonction des affinités politiques des maires. La Chambre des salariés se met à philosopher : « Le blocage prémédité ou spontané d’une route par un mouvement d’activistes luttant contre le réchauffement climatique constitue-t-il un trouble à l’ordre public, alors que le réchauffement climatique est plus dévastateur ? »
Avec les marathons et les retraites aux flambeaux, les « courses cyclistes » sont citées parmi les événements qui ne tombent pas sous la définition du rassemblement. Contrairement aux manifestations organisées par Pro-Velo, qui doivent, elles, obtenir une autorisation que la maire de la Ville, Lydie Polfer, s’est montrée réticente à accorder par le passé, invoquant les soldes et l’intérêt des commerçants. Sam Tanson et Meris Sehovic poussent ce raisonnement à l’absurde : « Est-ce qu’un cortège de vélos organisé sans la moindre pancarte […] tombe sous le volet sportif, alors qu’un cortège de vélos organisé avec des pancartes tombe sous le volet rassemblement ? » (Les piquets de grève tomberaient également sous le coup de la loi, d’après la lecture qu’en font Déi Gréng.) Amnesty estime que l’avant-projet de loi « octroie des pouvoirs très amples au bourgmestre, permettant une interprétation arbitraire ». Dans son avis, dévastateur, sur le Platzverweis élargi, le Conseil d’État soulignait déjà ce « risque d’arbitraire » émanant des maires. Le nouveau brouillon de Léon Gloden consoliderait le pouvoir discrétionnaire de Lydie Polfer et de son conseil échevinal. Celui-ci siège intégralement à la Chambre et constitue le cœur de la nouvelle coalition de droite.