Parallèle saisissant entre la gestion de l’épidémie de variole en Yougoslavie en 1972 et celle du Covid-19 aujourd’hui

Variola vera

16 000 personnes sont placées en quarantaine quand la variole est diagnostiquée
Photo: Archives de Yougoslavie
d'Lëtzebuerger Land du 18.12.2020

Thriller « Il était huit heures du soir. J’allais coucher les enfants lorsqu’on est venu exiger de me rendre immédiatement à l’Institut de virologie. J’ai été formée pour être un soldat prêt à intervenir à toute heure. Pensant qu’il s’agissait d’une alerte de plus, j’ai dit à ma famille que je serai vite de retour. Mais ce que le microscope électronique a montré durant la nuit ne laissait aucun doute. Les structures des cellules en forme de brique, les mêmes sur les huit échantillons provenant d’une même région au Kosovo… ça ne pouvait être un hasard. C’était bien la variole vera », se souvient le docteur Ana Gligić, ancienne cheffe de laboratoire à l’Institut Torlak (à Belgrade, Serbie). Elle a isolé le virus le 15 mars 1972 au petit matin. On pensait le redoutable fléau éradiqué en Europe. En Yougoslavie, le dernier cas était apparu en 1930. Extrêmement contagieuse, au taux de mortalité de trente pour cent, la maladie a été la plus grande cause de mortalité sur le Vieux Continent, avant que l’on ne trouve le vaccin au début du XIXe siècle. Elle a tué 300 millions de personnes dans le monde au seul XXe siècle.

L’alarme du docteur Gligić a été prise au sérieux. Elle confirmait ce dont les médecins au Kosovo, à Prizren et à Djakovica se doutaient. C’est pour cela qu’ils avaient demandé la veille à l’Institut Torlak d’envoyer une mission pour prélever des échantillons sur leurs malades. Mais ce que l’on ne savait pas encore, c’est que Belgrade, la capitale de la Yougoslavie, fédération de 22 millions d’habitants à l’époque, était également touchée. Et qu’il y avait des foyers en Voïvodine, au nord de la Serbie, près de Novi Pazar, au sud-ouest, près du Kosovo, au nord du Monténégro, en Slovénie… La peur allait s’installer pendant les semaines qui allaient suivre.

Selon la version officielle, Ibrahim Hoti, un Albanais du Kosovo, meunier de 35 ans, est le patient zéro. Il est revenu infecté d’un pèlerinage à la Mecque et en Irak. « La variole était réapparue au Moyen-Orient. Sur recommandation de l’OMS, le gouvernement central de la Fédération yougoslave n’autorisait que les voyages en avion vers les lieux saints en Arabie. Les pèlerins étaient contrôlés à l’aéroport à l’aller, comme au retour. Mais le Kosovo avait déjà une certaine autonomie par rapport à Belgrade et Ibrahim Hoti a pu partir en autocar privé avec 27 autres personnes. Au retour, le 6 février, il s’est arrêté à Bagdad, a visité les souks et acheté des flûtes à un marchand contaminé. De retour à son village le 15 février, on est venu le féliciter de son pèlerinage, des cadeaux ont été distribués, des cafés et friandises servis », raconte l’épidémiologiste Zoran Radovanović, auteur de Variola vera, le virus, l’épidémie et les hommes (Éditions Heliks). « Le 19 février, il avait de la fièvre et des frissons. Mais il s’est relevé car il n’a eu qu’une forme atténuée de la maladie, s’étant fait vacciner avant son voyage », poursuit le scientifique. Le virus a touché sept de ses proches, et un instituteur de Tutin, village proche de Novi Pazar, qui a pris le même bus.

Pas de communication L’instituteur, Latif Mumdžić, 29 ans, est tombé malade le 3 mars. Il avait mal au dos, au ventre, vomissait et souffrait d’une inflammation de la gorge, mais aucun symptôme sur la peau. Il a pris le bus pour aller à l’hôpital de Novi Pazar, où on lui a donné des antibiotiques. Quand des tâches rouges sont apparues sur la peau, on a pensé qu’il était allergique à la pénicilline, et il a été transféré à Čačak, au service de dermatologie. Il allait de plus en plus mal, alors il a fini à Belgrade le 9 mars, pour être installé dans une chambre. Ses hémorragies des muqueuses et de la peau étaient au stade terminal. Il vomissait du sang dans des douleurs atroces. Il est décédé le 10 mars, le jour de son anniversaire, contaminant 38 personnes, dont deux infirmières et son frère, chez lequel il a séjourné à Novi Pazar. Mais aussi des personnes qui se sont par la suite rendues ailleurs en Yougoslavie. La cause du décès n’a pas été identifiée.

Ce n’est que lorsque le frère de Latif, Nadzib, a développé les symptômes, que l’on s’est rapproché du diagnostic. Le docteur Šefkija Spahović l’a examiné le 19, sans rien identifier. Mais après la visite, il a lu dans Politika que la variole était apparue au Kosovo et il a établi le lien. « Nadzib avait encore la force de raconter l’itinéraire de son défunt frère Latif », explique Nikola Bura dans Sans autopsie (Éditions Prometej). L’institut Torlak confirme que Nadzib a contracté la variole le 22 mars. Elle s’est donc propagée jusqu’à Belgrade, ce qu’on ignorait jusqu’à cette date. Suite à l’identification du virus par le docteur Ana Gligić le 15 mars, la machine avait été mise en branle. En trois jours, une cellule de crise avait été formée, la vaccination de tous les habitants des municipalités d’Orahovac, Prizren et Đakovica entamée, comme celle du personnel médical, le village de Danjane mis en quarantaine, et la police chargée de rechercher tous les contacts des infectés. À Belgrade, on a commencé à vacciner le personnel médical le 18 mars, certains ont reçu de l’Hyperimmune Gammaglobuline, des protéines qui renforcent l’immunité, rares et chères. Sur tout le territoire de la Yougoslavie la logistique s’est mise en place pour vacciner les secteurs dans lesquels il y avait eu des contacts entre un nombre important de personnes : restauration, transports, police.... Mais on n’avait alors toujours pas idée que Belgrade était touchée.

Les autorités n’ont rien expliqué à l’opinion publique. « Il a fallu attendre trois jours, le 25 mars, pour que les plus hautes instances, c’est-à-dire le maréchal Tito, donnent leur aval pour lever l’embargo sur l’information », rappelle le docteur Zoran Radovanović. « Ils espéraient qu’on arriverait à gérer l’épidémie et sauver la saison touristique à venir sur le littoral croate et monténégrin. Il y avait aussi « la question du Kosovo », toujours délicate. « J’ai par exemple demandé des échantillons de sang de tous ceux qui avaient pris le car avec Ibrahim Hoti. Cela a été difficile à obtenir car les Albanais du Kosovo redoutaient d’être pointés du doigt. Il a fallu aller chercher les prélèvements accompagnés par la police », se souvient le Docteur Gligić.

Quarantaine et vaccination « Dix minutes après qu’annonce est faite à la Radio de Belgrade que la variole est réapparue, les queues se forment devant les centres de soins par ceux qui pensent avoir croisé Latif », écrit Nikola Bura. Rapidement, on met aussi en quarantaine tous les lieux par lesquels on savait que les frères Mumdzić et Ibrahim Hoti étaient passés. Ainsi 16 000 personnes se retrouvent enfermées dans des hôpitaux, mais aussi des hôtels, en 25 lieux différents. Rada Smiljanić était étudiante à l’École de médecine à Čačak. Elle avait 18 ans. « Nous étions douze élèves dans une chambre, parce qu’on avait eu un contact direct avec le patient infecté. Les autres étudiants et professeurs étaient en quarantaine, aussi car ils avaient été en contact avec nous, ainsi que ceux qui avaient été en contact avec eux. Certains essayaient de fuir, mais la police les rattrapait toujours et les ramenait. On avait des assiettes et cuillères en métal. Pas de table, ni de salle de bain, ni d’eau chaude. Tous les matins, on prenait notre température, puis, à 10 heures, deux personnes en tenue de protection complète, avec des bouteilles sur le dos et des pulvérisateurs, désinfectaient tout, l’air, les sols, les murs, les lits, les couvertures. »

Le docteur Jugoslav Pantić, qui avait reçu Latif Mumdžić le 9 mars à son arrivée à Belgrade, s’est lui aussi retrouvé en quarantaine. « On m’a emmené la nuit du 21 mars. J’avais déjà de forts symptômes. Le chauffeur m’a dit que l’infirmière Dušica Spasić, qui était dans la chambre en face de la mienne, était décédée. Deux heures plus tard, mon collègue de dermatologie, qui a fait transférer Latif à la chirurgie est arrivé aussi. On a parié une bouteille de whisky qu’on s’en sortirait. Dix ans auparavant, j’étais en Slovénie pour vacciner un bataillon de 400 soldats à la veille d’une conférence internationale. Je me suis vacciné aussi. Ça m’a sauvé la vie », témoigne-t-il.

Parallèlement à la quarantaine, on procède à une vaccination systématique. En dix jours, le vaccin a été administré à 1 849 341 Belgradois dans 727 centres. En tout, 18 millions de personnes ont été vaccinées, sur un total de 22 millions que comptait alors la Yougoslavie. « Nous étions mobilisés », raconte Đula Lošonc, qui était en fin d’études de médecine à Subotica. « La police et l’armée interdisaient la circulation à tous ceux qui n’étaient pas vaccinés. On arrêtait les voitures à la sortie et à l’entrée des villes. L’accès aux gares était conditionné par la présentation d’un certificat de vaccination », se souvient-elle dans un entretien avec la BBC en serbe.

Gestion autoritaire « Il y avait une confiance dans le système. Les gens se pressaient pour être vaccinés, ils retroussaient seuls leurs manches et attendaient de longues heures leur tour. Rien qu’à Belgrade, 300 000 vaccins ont été administrés en 48 heures », rappelle Zoran Radovanović. À ceux qui reprochent qu’il y a eu en réaction plusieurs dizaines de cas d’encéphalite aigüe, le scientifique répond qu’on a maitrisé la situation en un temps record et sauvé des milliers d’autres vies. Sur 180 cas enregistrés, 37 sont décédés. Le 30 avril, la fin de l’épidémie est déclarée. Le 19 mai, le dernier patient sort de quarantaine.

Pendant tout ce temps, le maréchal Tito ne s’est pas exprimé une seule fois sur la question. « Les informations étaient dosées et mettaient l’accent sur le processus de vaccination. Il fallait calmer l’opinion et aller à l’essentiel : vacciner », énonce Zoran Radovanović. Tito a attendu le 25 mai pour réapparaître en public, date de son anniversaire, la « Fête de la jeunesse ». Comme tous les ans, il a reçu la štafeta, le flambeau transmis de relais en relais à travers tout le pays en son honneur. Cette fois, c’était des mains de Branko Mandić, un travailleur de Bihac, en Bosnie-Herzégovine. Comme depuis des décennies, une parade s’en est suivie au stade de l’Armée populaire yougoslave, transmise pour la première fois en couleur à la télévision. Cette période unique inspirera à Goran Marković le film Variola vera, paru en 1982 et devenu culte en ex-Yougoslavie. La revue Sight & Sound, éditée par l’Institut cinématographique britannique, l’a classé comme l’un des cent meilleurs films d’horreur. « J’ai mis dix ans à trouver deux courageux médecins qui acceptent de parler. Tout était voilé de secret. J’ai voulu rendre compte de la maladie elle-même, mais aussi de celle de la société. La forteresse yougoslave vacillait déjà. Mais seuls ceux au sommet le savaient. J’avais le sentiment prémonitoire que c’était dangereux non seulement pour la population, mais aussi pour le pouvoir », dit aujourd’hui Marković, un critique virulent du régime en place actuellement à Belgrade, tout comme l’épidémiologiste Zoran Radovanović..

L’auteure est journaliste, ancienne ministre et diplomate

Milica Čubrilo Filipović
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