Derrière les menaces et opportunités qu’il suscite selon les secteurs, le Brexit réveille de vieux démons pour la place financière 

Holy cow

d'Lëtzebuerger Land du 18.12.2020

Inside man Lundi matin, Christophe Hansen raccroche le téléphone et branche sa webcam. L’eurodéputé chrétien-social et rapporteur de la Commission du commerce international pour le Brexit au Parlement européen enchaîne les sollicitations au sujet des négociations en cours avec le partenaire britannique pour s’entendre sur les termes de la relation commerciale avant la fin de la phase de transition, ce 31 décembre. Celle-ci scellera la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne. Le négociateur en chef de l’Union, Michel Barnier, vient de confier à Christophe Hansen qu’il reste une infime chance pour qu’un accord soit trouvé avant la fin de la semaine, condition sine qua non pour que le texte ait une valeur juridique (avec passage au Conseil et au Parlement européen) au 1er janvier. On éviterait ainsi l’incertitude tant redoutée. Le Luxembourgeois, qui évoquait déjà le sujet à 8 heures sur RTL Radio, passe le mot dans le webinaire qu’il vient de rejoindre. La Chambre de commerce  du Luxembourg y présente à ses membres son nouvel attaché économique et commercial à Londres, Christophe Brighi. Lunettes à monture fine, costume propret, chemise bleu ciel, le trentenaire au physique de gendre idéal présente slide après slide, région après région, les intérêts du Royaume-Uni. Une centaine d’entreprises sont connectées, nous explique le directeur Carlo Thelen. Elles évaluent autant les futures conditions de marché, difficilement sondables faute d’accord (un document de 800 pages encore tenu secret), que les possibilités de faire des affaires dans les technologies agricoles, la cybersécurité ou la vingtaine de domaines-clés mis en lumière par Christophe Brighi, nouveau point d’ancrage pour les boîtes désireuses d’étendre leur développement commercial outre-Manche. Il est le quatrième salarié de l’organisation patronale flanqué dans le réseau d’ambassades luxembourgeoises, après Berlin, Paris et Bruxelles… un poste ouvert en 2016 par un certain Christophe Hansen.

Le Royaume-Uni est aujourd’hui le sixième partenaire commercial du Grand-Duché en matière d’exportations de biens pour une valeur cumulée annuelle d’un demi-milliard d’euros. Les entreprises concernées, la sidérurgie ou la branche automobile, souffriront évidemment le plus de la fragmentation du marché. Accord commercial ou non, deux zones douanières émergeront du Brexit. L’accord, le cas échéant, déterminera les conditions de l’échange, tarifaire (droits de douane) ou non (normes sociales ou fiscales). Faute d’accord, les termes de l’Organisation mondiale du commerce prévalent. L’eurodéputé Christophe Hansen évoque des droits de douane à 48 pour cent pour la viande britannique, largement exportée en UE, ou encore le surcoût applicable aux Nissan produites à Sunderland et destinées au marché européen. Mais aussi les multiples démarches administratives à satisfaire pour les entreprises exportatrices ainsi que les transporteurs, un secteur fortement touché par la problématique au Grand-Duché… alors que 2 000 douaniers manquent à la Grande-Bretagne. Le bien-nommé Jason Breakwell, directeur commercial de la société de transport routier Wallenborn, très active sur le marché britannique (et lui-même originaire d’outre-Manche), informe travailler sur les futures procédures depuis plusieurs mois déjà et être prêt à développer le marché, malgré une information limitée et difficile à obtenir. Il s’inquiète davantage que ses contreparties ne soient pas suffisamment au fait du résultat des négociations et des mesures qui seront progressivement mises en place en 2021. Une vingtaine de sociétés luxembourgeoises acheminent des marchandises vers le Royaume-Uni, estime Antoine Ries du groupement transports (CLC). Le coût du transport augmentera considérablement et sera, de fait, répercuté sur le prix au consommateur final. Soit. Mais les biens pèsent, en valeur marchande, quarante fois moins lourd que les services. Le Royaume-Uni est le deuxième partenaire du Grand-Duché en la matière avec 17,7 milliards d’euros d’exportations et 12,6 milliards d’importations en 2019. Avec 7,8 millards d’euros de services financiers exportés en valeur, 6,5 milliards importés, le Royaume-Uni est le premier partenaire du Luxembourg en la matière. Les relations entre la City et le Luxembourg (dont la place pèse trente pour cent du PIB) restent clairement le facteur déterminant.

Goldgräberstimmung Un point de vue rafraîchissant. Paul Mousel, figure emblématique du barreau luxembourgeois, envisage le Brexit depuis la position britannique. La possibilité pour les Anglais, qu’il connait bien puisqu’il a étudié le droit à Cambridge, de s’émanciper du carcan réglementaire bruxellois, contre-nature pour cette nation de commerçants insulaires encline, comme lui, à un economic liberalism. Pour l’associé fondateur d’Arendt & Medernach, la sortie du Royaume-Uni de l’UE est un symptôme civilisationnel. Les Anglais ont signé pour le marché unique libérateur, pas pour le contraignant RGPD (règlement général sur la protection des données), résume-t-il. Paul Mousel manifesterait bien volontiers son accord pour mener les affaires à Londres si le cabinet le lui demandait et s’il avait trente ans de moins (il en a 67 aujourd’hui). Après le Brexit, « on pourra y faire de la finance comme on en faisait il y a vingt ans », confesse le « pape » de la question, comme le désigne un interlocuteur du centre financier. Il a lu, comme tout le monde au Kirchberg et dans les milieux d’affaires les articles parus cette semaine dans la bible, le Financial Times : « Treasury plans UK tax shake-up for asset holding » ou encore « UK draws up plans to rival Singapore with post-Brexit shipping regime ». Le Royaume-Uni prend la route de l’offshorisation qu’on lui soupçonnait d’envisager aux premières heures post-referendum. « La City restera la City », prédit l’avocat, mais celle-ci ne menacera pas le Grand-Duché, foncièrement tourné vers le Vieux Continent. Londres est une place internationale cousue pour un Émirati qui souhaite acheter une industrie minière canadienne. Les ressortissants européens ou du monde entier continueront d’utiliser le Luxembourg pour sa situation dans l’UE, sa relative stabilité politique, économique et fiscale, ou encore la discrétion accordée en la matière à ses résidents. Le Grand-Duché conservera sa vocation de plateforme de distribution (commercialisation) de fonds d’investissement sur le continent. Resteront à surveiller les « équivalences » entre les régimes de part et d’autre de la Manche (au premier jour du Brexit les réglementations sont les mêmes mais comment évolueront-elles ?) .

La période consécutive à l’officialisation du retrait en mars 2017 a fait les beaux jours de la place, observe-t-on. Nicolas Mackel, émissaire du centre financier luxembourgeois via son statut de directeur de l’agence Luxembourg for Finance, s’est démultiplié dans les forums financiers ou sur les plateaux de médias économiques (3 700 occurrences actualité sur Google et un nombre impressionnant d’apparitions) avec la même méthode policée : regretter le départ des partenaires britanniques, assurer la volonté de poursuivre la collaboration après leur départ effectif de l’Union dans des termes acceptables pour les deux parties, constater que, non, ils n’auront plus accès à la libre prestation de services sur le marché européen et qu’ils devront, s’ils le souhaitent, bénéficier d’une implantation sur le Vieux Continent et potentiellement au Luxembourg, pays AAA, etc. Pas question de se montrer trop agressif selon les consignes ministérielles. « Mais beaucoup de choses se passent en coulisse.  Évidemment nous avons eu pas mal de dîners à l’ambassade à Londres, en comité restreint. Et avec le Brexit nous sommes très contents », glisse Paul Mousel, moins contraint par la réserve diplomatique imposée à son « ami Nicolas ». Résultat des courses : une soixantaine de structures se sont installées. L’avocat, très impliqué dans les affaires, parle d’un très « grand succès » pour les assurances, avec l’arrivée notable d’AIG, entre autres grâce au concours du Commissariat et de son directeur Tom Wirion « pour aider le client et nous autres à ficeler le dossier pour qu’il corresponde aux exigences réglementaires », commente Paul Mousel. Une trentaine de gestionnaires d’actifs des fonds d’investissement (asset managers) ont aussi débarqué, assurant le secteur comme pilier fondamental de la place. Paul Mousel note au passage le souhait par la clientèle internationale, notamment américaine ou japonaise, de passer par des études luxembourgeoises notamment le Big Two local Arendt & Medernach et Elvinger Hoss Prussen. Seules les banques n’ont pas manifesté l’égard attendu. Beaucoup ont préféré Francfort ou Paris, à proximité des instances de supervision, la Banque centrale ou l’Esma (Autorité européenne des marchés financiers).

Géopolitique de la finance Remarquons toutefois l’arrivée en août d’une succursale de Goldman Sachs Europe (dont l’entité UE est basée à Francfort). Interrogé sur les raisons de la présence de la banque américaine sur le boulevard Grande-Duchesse Charlotte dans le business center haut de gamme (ancien siège de la banque allemande WestLB), son porte-parole renvoie à la couverture de Bloomberg. L’agence d’information financière explique la présence de la sulfureuse banque d’affaires (crise des subprimes, de la dette grecque et participation active au détournement du fonds souverain malaisien 1MDB) par le Brexit et la volonté de servir des clients fortunés depuis le Grand-Duché. Une autre américaine, J.P. Morgan, a entrepris la même démarche l’an passé. Ses comptes 2019 révèlent un accroissement de ses avoirs de 32 milliards de dollars (sur 56 au bilan) essentiellement par une croissance des dépôts notamment liée « à l’intégration de l’activité de gestion de fortune ». Le Brexit n’a pas non plus livré toutes ses surprises, nous confient des interlocuteurs de l’univers des paiements. L’Autorité bancaire européenne (EBA) a seulement clarifié le 29 juillet de cette année qu’il sera impossible aux institutions de paiements et de monnaie électronique qui opèrent, pour l’essentiel, depuis le Royaume-Uni, d’accéder aux comptes européens faute de passeport après le 31 décembre. Selon nos sources, les dossiers s’empilent dans les cabinets d’avocats et à la CSSF (Commission de surveillance du secteur financier) qui étudie les demandes d’agréments.  

Mais combien de temps durera le succès ? Le départ du Royaume-Uni de l’Union européenne bouleverse le jeu des alliances et perturbe l’équilibre de l’industrie des fonds européenne sur laquelle le Luxembourg s’appuie. Une sortie du président de l’Autorité des marchés financiers français, Robert Ophèle, dans le Financial Times cette semaine, réveille les craintes nées en 2018 des attaques de la Commission sur le principe de la délégation et de la supervision au niveau national. L’homme présenté comme un fidèle du président Emmanuel Macron souligne que le Brexit accélère la segmentation de la gestion d’actifs européenne et en fait « une activité de plus en plus transfrontalière ». « Les groupes installent fréquemment des fonds dans des centres de back-office tels que le Luxembourg, les gèrent à partir de centres financiers tels que Londres ou Paris, et les vendent à des investisseurs ailleurs dans l’UE. Mais ils sont supervisés par l’autorité de leur pays d’origine, créant un environnement réglementaire fragmenté », explique Robert Ophèle qui réclame « un cadre de supervision approprié pour le secteur de la gestion d’actifs ». Le Français nommé en 2017 aligne ainsi sa vue sur celle de l’Esma, autorité européenne basée à Paris qui a plusieurs fois manifesté sa volonté de concentrer davantage de responsabilités, notamment la délivrance d’agréments pour les sociétés de gestion. « Les choses vont se redistribuer. Ne pensons pas que la photographie du Brexit ne changera pas au fil du temps. Je crois que Paris a beaucoup d’atouts pour poursuivre dans la direction qui a été prise », s’était ainsi exprimé Robert Ophèle devant la Commission des Finances de l’Assemblée nationale française en 2019, une démarche considérée comme éminemment politique ici, voire comme de la frustration, Paris n’ayant pas attiré autant qu’espéré dans le domaine.

« Avant de proposer un changement du cadre réglementaire, il faudrait se mettre d’accord sur l’origine du problème », fait valoir Marc-André Bechet. Le directeur général adjoint de l’Alfi, le puissant lobby des fonds, soutient que l’ensemble de l’industrie et la plupart des pays s’opposeraient à un chanement du régime de la délégation. Il est encadré par les directives Ucits (presque quarante ans d’âge) et AIFM (en 2013). Ce qui empêche, souligne-t-on, que des sociétés boîtes aux lettres relocalisées à la va-vite et responsables devant personne ne gèrent la bonne allocation de milliards d’euros d’investissement. Cette crispation et ce malaise sur la délégation datent des discussions sur la directive sur les fonds alternatifs dont une bonne partie de la gestion se trouve à Londres. Aujourd’hui, dans un contexte politiquement chargé l’industrie cherche une solution sans abuser du concept de délégation et en évitant les montages trop agressifs… d’où l’intérêt d’avoir un régulateur pointilleux, mais qui travaille dans un esprit constructif. Ce qui serait moins le cas s’il était dirigé par des fonctionnaires européens de toutes nationalités, dit-on dans la sphère des fonds. Le lobby des fonds s’appuie sur le quasi sans-faute de la gestion et l’administration luxembourgeoises et omet un peu vite les accidents comme le plus notable d’entre eux, Luxalfa, Sicav luxembourgeoise investie dans le ponzi de Madoff. La proposition de la Commission de 2018 a néanmoins été rejetée au niveau du Conseil, avec une opposition ferme de l’Irlande et du Grand-Duché… à laquelle se serait joint le Royaume-Uni s’il n’avait alors pas été en instance de départ. C’est donc plus la fin de la pax Britannica financière qui inquiète le Luxembourg que le Brexit lui-même.

Pierre Sorlut
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