Art contemporain

« Le temps n’existe pas »

d'Lëtzebuerger Land vom 29.08.2014

Le temps, la temporalité et sa perception subjective semblent être un des grands sujets du moment dans l’art contemporain. L’artiste luso-luxembourgeois Marco Godinho en a fait le sujet central de son travail et le Casino Luxembourg consacrera à la rentrée une exposition monographique à l’artiste canadien Patrick Bernatchez intitulée Les temps inachevés et dont une des œuvres centrales est une montre automatique qui ne compte que les millénaires (BW – Black Watch). « Le passage du temps, c’est toujours le présent, affirme l’artiste argentin David Lamelas (dans : Échange avec Hélène Meisel, édité par le Frac Lorraine). Le temps n’existe pas. C’est toujours maintenant. Le temps n’existe que dans notre mémoire. »

Pour ses dix ans dans ses nouveaux murs, le Frac Lorraine consacre une exposition rétrospective à David Lamelas, né en 1946 en Argentine et vivant depuis entre les continents, Londres, Milan, Bruxelles, Paris, Los Angeles, New York ou Buenos Aires. David Lamelas est l’un des principaux représentants de l’art conceptuel, et, pourtant, il est beaucoup moins connu du grand public que ses compagnons de route comme Daniel Buren, Gilbert & George, Robert Barry ou Stanley Brouwn (auquel le Casino avait consacré une grande exposition en 2001).

Comme toujours chez Béatrice Josse, l’accrochage de l’exposition est rigoureux et minimaliste, ce qui sied à merveille au langage visuel aussi modeste que radical de Lamelas. Quelques traits blancs formant un cercle autour d’un transat blanc dans la cour ou, au rez-de-chaussée, autour d’une plante grasse dans un seau (Señalamiento de tres objetos, 1968), des projecteurs ne projetant que de la lumière sous les combles du grenier (Projection et Limits of a projection I et II, 1967) ou une grande feuille blanche pliée puis dépliée et accrochée au mur, ayant exactement les dimensions d’un mur de galerie à Buenos Aires (Pared Doblada, 1994/2013) – on touche au presque rien, la forme disparaît peu à peu. Pourtant, Lamelas se dit en premier lieu sculpteur et a mené sa vie durant une réflexion sur l’espace et sur la déconstruction de l’objet et son remplacement par le concept pur.

Au-delà de l’incertitude du temps, David Lamelas interroge aussi l’existence même des choses, voire du monde tout entier. Ainsi, marqué par ce passage d’une lettre de 1918 dans laquelle Marcel Duchamp écrivit à son frère que « Buenos Aires n’existe pas » (en fait, Duchamp exprima ainsi de manière exacerbée son sentiment que la culture européenne dominait toujours la capitale argentine à l’époque), David Lamelas répond par un panneau de rue installé dans le centre de documentation et qui affirme que Paris n’existe pas (2014). Dans ses premiers films tournés dans les années 1960 et 1970 en super 8 dans plusieurs grandes villes européennes, il se limita à filmer les gens, à pied, à vélo ou en voiture, qui traversaient son cadre durant les quelques minutes de son tournage – comme, là encore, pour fixer leur existence à un moment donné, moment choisi de manière complètement fortuite. Ces gens-là ont vieilli depuis, ils sont peut-être même morts, « mais pour nous [ils sont] toujours là, figé[s] dans l’espace, dit-il dans le même entretien. Ce qui m’intéressait, c’était l’idée de la ‘time capsule’ à ce moment-là. » De cette série, le Frac montre Time as activity à Düsseldorf (1969) en photos et Gente de Milano (1970) en film.

La théorie de l’historien d’art Lorenzo Benedetti que l’art conceptuel s’est développé si rapidement grâce à la démocratisation de l’aviation – pour l’artiste, il devenait meilleur marché de voyager de biennale en centre d’art les mains dans les poches et d’y réaliser à chaque fois de nouvelles œuvres sur place plutôt que de faire transporter à grands frais des sculptures monumentales –, s’applique à merveille à David Lamelas. Or, à force de jet-set entre les continents, il rata un jour un rendez-vous important à Buenos Aires parce qu’il avait oublié de régler sa montre à l’heure locale. Immédiatement, il en fit un travail, un des plus beaux de l’exposition messine : Ici, dans cette pièce, deux personnes ne se rencontreront jamais a-t-il écrit en grandes lettres noires sur le mur blanc entre deux horloges désynchronisées. Et le clin d’œil devient réflexion existentialiste – l’essence même de son travail.

En 2005, la Tate Modern à Londres a acheté une des œuvres de David Lamelas datant de 1970 intitulée Time. Et le musée n’a reçu rien d’autre que le concept, que Lamelas a « réactivé » en 2008 : sur une ligne blanche collée en diagonale à travers la plate-forme de la Turbine Hall, il place des visiteurs consentants, 25 au plus, demandant à chacun de garder le temps durant soixante secondes, puis de le transmettre à son voisin. Durant 25 minutes au plus, ces gens sont donc forcés de patienter, de se concentrer sur le temps qui passe, de réfléchir à leur existence... Tout ce que les life-coaches pour managers en burn-out facturent très cher aujourd’hui, David Lamelas l’a proposé il y a 44 ans. Et si le temps était une boucle ?

L’exposition de David Lamelas, On the Moon, dure encore jusqu’au 21 septembre au 49Nord6Est – Fonds régional d’art contemporain de Lorraine, 1bis, rue des Trinitaires à Metz ; ouvert du mardi au vendredi de 14 à 19 heures, les samedi et dimanche de 11 à 19 heures ; www.fraclorraine.org.
josée hansen
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