Retour sur le début du LuxFilmfest

La caméra des dépossédés

d'Lëtzebuerger Land vom 14.03.2025

Ça pourrait être une scène de comédien, du Molière presque : Un petit garçon a envoyé, par voie postale, une lettre au père Noël. Le paternel veut savoir ce qu’il y a formulé comme vœux. Une locomotive, dit modestement le petit. Et tu as pensé à tes parents, aussi ? renchérit le père. Mais oui, acquiesce le gamin. Et le père de pousser plus loin son interrogatoire : Et qu’as-tu mis sur ta liste ? Bah, un portefeuille pour maman. Très bien, continue le père. Et pour ton papa ? Avec application, le petit de réciter : Pour mon papa, j’ai mis la mort d’oncle Nick, car c’est son vœu le plus cher. Des rires fusent dans la salle. Alors que le père, lui, blêmit. Car on est en Roumanie, en 1989, et l’oncle Nick, c’est évidemment Nicolae Ceauşescu. Sa vie est foutue, le père le sait, qui alors devient violent avec son fils, par désespoir.

C’est une des scènes les plus marquantes de The New Year That Never Came, de Bogdan Mureşanu, déjà sorti de la sélection Orrizonte à la Mostra de l’an dernier avec le prix du meilleur film, et qui développe, dans un montage parallèle maîtrisé, le destin de tout un ensemble de personnages vivant sous le régime d’un Ceauşescu dont les jours sont comptés, ce que personne, ni le tyran ni son peuple, ne savent encore. Une comédienne doit en remplacer une autre, devenue comme tant d’autres persona non grata, pour un spectacle de la nativité idéologico-patriote, une vieille apparatchik expulsée de son chez-soi refuse, par Ostalgie précoce, d’investir son nouvel appartement, deux jeunes hommes décident de s’enfuir de la Romanie alors même que le père de l’un deux s’apprête, pour sauver son fils, à commettre l’irréparable délation à quoi carburait si bien le régime soviétique (c’est aussi bon marché qu’efficace).

Évitant ce mimétisme qui veut que des films mettant en scène la lourdeur d’un appareil d’État répressif finissent parfois par en reproduire formellement l’asphyxie, en dégageant une ambiance suffocante, le film de Mureşanu ose une liberté de ton et de forme qui débouche sur la si attendue révolte finale, la lueur d’espoir sur laquelle aboutit le film résonnant fortement avec une époque comme la nôtre, qui en a le plus grand besoin.

Elle s’affaiblit quelque peu dans Kontinental 25, la lueur d’espoir. Deuxième film roumain en compétition, déjà évoqué dans le cadre de la Berlinale (d’Land, 28.02.2025), Kontinental 25 de Radu Jude montre que, depuis la chute de Ceauşescu, la Roumanie a succombé à un autre fléau, celui du capitalisme sauvage, dont les symptômes sont les mêmes qu’à Luxembourg : un marché immobilier en décalage avec la réalité économique des habitants doublé d’un mépris total envers les sans-abris. À voir coup sur coup, comme cela était possible samedi soir à l’Utopia, le film de Mureşanu puis celui de Jude, sur une huissière que taraude la mauvaise conscience après que le clochard qu’elle avait pour obligation d’expulser s’est pendu à son radiateur, on se croirait assister en accélération à une histoire de la Roumanie, dont le peuple est tour à tour broyé par deux systèmes antagonistes. Comme pour dire que, si les régimes d’exploitation changent, la misère reste la même. Et que, pour Mureşanu comme pour Jude, l’humour demeure une des seules façons de montrer qu’on ne se laisse pas abattre.

Résistance par l’humour et l’insolence qui semble en opposition à la réaction de mon entourage quand, sortant de la projection de Bound in Heaven, j’ai parlé du premier long-métrage de Huo Xin dans un café non loin de la Cinémathèque, quelqu’un faisant alors remarquer que le LuxFilmFest, c’était trop souvent des long-métrages sur des gens déprimés ou à l’existence déprimante et que la vie était déjà bien assez triste, en ce moment. (Je vous épargne mon sermon-réponse sur le rôle du cinéma dans la société, ses pouvoirs cathartiques et transcendants, le miroir stendhalien devenu encrassé parce que le monde est crade.)

Et il est vrai que l’histoire racontée par Huo Xin n’a rien d’un conte de fées : Si Xia You s’est entichée d’un mec violent, Xu Zitai, lui, est atteint d’un cancer incurable. Du passage en Chine rurale chez des parents alcooliques vivant dans la misère et n’en ayant rien à foutre de la vie d’un fils qui reproduit envers eux la cruauté que ses géniteurs lui font subir à une chute finale poignante en passant par une confrontation sanguinolente entre Xu Zitai et le partenaire de Xia You, Bound in Heaven raconte l’histoire de deux écorchés vifs que seul leur amour inconditionnel fait tenir debout.

Si certains choix de mise en scène paraîtront un brin bancal – le fait de recourir, à trois reprises, au (certes sublime) « Lights » du groupe britannique Archive, la façon dont le flou de la caméra accompagne le vertige de Xia You quand, orpheline de son amoureux, elle parcourt la ville à sa recherche –, trahissant la volonté de formellement souligner ce que le jeu formidable des deux acteurs donnait déjà à ressentir, Bound in Heaven est une méditation touchante sur l’art de bien mourir. Et celui de valoriser le temps dont nous disposons avec ceux que nous chérissons.

Déjà projeté à la Mostra dans la sélection Orizzonte, Vittoria, deuxième film d’Alessandro Cassigoli et de Casey Kauffman, filme avec beaucoup de sensibilité la vraie histoire de Jasmine, jouée par elle-même et rencontrée sur le tournage du précédent Californie, Jasmine donc, mère de trois garçons qui cherche à réaliser son plus grand vœu : celui d’avoir, enfin, une fille. Face à un mari d’abord incompréhensif – on en a déjà trois, d’enfants – et au risque de heurter la sensibilité de ses garçons, elle procède à une demande d’adoption, le mari finissant par la soutenir, malgré qu’il ne comprenne pas son obstination, dans son projet, semé des embûches administratives qu’on connaît – l’adoption, c’est cher et c’est soumis à des procédures et tests dont on aimerait parfois que les parents biologiques fussent soumis avant de mettre au monde des gamins parfois peu aimés.

Si la fin du film est déjà contenue dans le titre (l’héroïne s’appelant Jasmine, Vittoria ne peut donc plus guère n’être que la fille adoptée), savoir comment celui se terminera n’enlève rien à la beauté du film, qui trouve son paroxysme dans un final saisissant. Dommage qu’on n’ait pu s’empêcher de montrer, pendant le générique de fin, comme dans un mauvais biopic américain, des photos de la vraie famille (identique aux acteurs) et de la vraie Vittoria, comme pour en souligner le soubassement documentaire, démystifiant l’hybridité entre fiction et documentarité qui en constitue le charme.

Ailleurs, on trouve des œuvres moins narratives, qui choisissent, pour des raisons plus ou moins logiques, d’éclater, de ralentir ou de passer outre leur mise en forme. C’est le cas, dans la compétition fictionnelle, de Reflet dans un diamant mort, d’Hélène Cattet et de Bruno Forzani qui, confronté entre le real deal et le pastiche façon OSS 117 ou Austin Powers, choisit la déconstruction maximale à coups de mises en abîmes et autres enchâssements jusqu’à atteindre la presque-dissolution, vertigineuse et virtuose, de son propos, et de Hanami, le début de Denise Fernandes, qui raconte l’histoire d’une jeune fille vivant sur une île mystérieuse.

Abandonnée par sa mère, plongeant dans une sorte de quête hallucinatoire autour du soi et du passage du temps, Nana ne retrouve, à l’instar du spectateur, les aspérités du réel et d’une intrigue un peu compréhensible qu’au retour de sa mère, qui la confronte au dilemme de quitter l’île avec elle ou de rester. Tout ça est bien beau et poétique, mais souvent très vide et un peu vain – il ne suffit pas d’enchaîner des plans sans queue ni tête, ni d’incongrûment faire apparaître des tortues pour pondre un chef-d’œuvre de réalisme magique.

Dans la compétition documentaire, trois contributions interrogent, chacune à sa manière, la notion de frontière tout en questionnant leur façon de les filmer : Home Game, de Lidija Zelovic, est un documentaire autofictionnel qui retrace la migration familiale de Sarajevo aux Pays-Bas, où elle se reconstruit une existence tout en observant avec inquiétude la montée des nationalismes. Oscillant entre outils formels (voix off, gribouillis sur images d’archives) qui reconstruisent son parcours à la manière d’un personnage de fiction et discussions politiques à bâtons rompus filmés sans le moindre filtre esthétique, Home Game reproduit formellement l’infructueuse quête du chez-soi.

The Landscape and the Fury, au tire très faulknerien, est une étude de paysage : le personnage principal du documentaire, c’est la région frontalière entre la Bosnie et la Croatie, marquée par la guerre, traversée par des réfugiés auxquels les habitants souvent viennent en aide. Autour de cette frontière, la caméra de Nicole Vögele collectionne les résidus de présence humaines – des mines, des sacs de couchage –, disséminés au même titre qu’elle essaime sans autre mise en récit que le passage des saisons les séquences qui constituent cet essai dont la fureur souterraine est toute en retenue.

Enfin, A Fidai Film s’appuie sur des images d’archives du Centre de recherche de la Palestine à Beyrouth, images pillées par l’armée israélienne pendant la guerre civile du Liban en 1982 et auxquelles le réalisateur Kamal Aljafari ne souhaite donner aucune forme autre que celle d’un long poème en prose qui chanterait la dépossession et la censure. Ce poème visuel, qu’il émaille de corrections et effacements rouge sang, juxtapose images de l’occupation britannique et anecdotes de démonstrations de pouvoir israéliens. Si le documentaire s’oppose à toute structuration pour éviter d’être détourné en métarécit au sens lyotardien du terme, toujours à la fois téléologique et idéologisant, son caractère nécessairement politique l’inscrit, malgré l’éclatement et la dissolution extrêmes de son propos et de sa forme, à nouveau dans une narration : un contre-récit demeure toujours un récit.

Jeff Schinker
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