Cinémasteak

Regard persan

d'Lëtzebuerger Land vom 30.06.2023

« Dans ma nuit, si brève, hélas, le vent a rendez-vous avec les feuilles. / Ma nuit si brève est remplie de l’angoisse dévastatrice. / Écoute ! Entends-tu le souffle des ténèbres ? / De ce bonheur je me sens étrangère. /.../ Derrière cette fenêtre, un inconnu s’inquiète pour toi et moi. / Toi, tout verdoyant, pose tes mains – ces souvenirs ardents – sur mes mains amoureuses, / Et confie tes lèvres, repues de la chaleur de la vie, aux caresses de mes lèvres amoureuses. / Le vent nous emportera. / Le vent nous emportera. » De ce dernier vers de la poétesse Forough Farrokhzad (1935-1967), également auteure d’un unique film (La Maison est noire, 1963), provient le titre du célèbre film de son compatriote Abbas Kiarostami (1940-2016).

Cinéaste, Abbas Kiarostami fut également poète, peintre et photographe. Tout cela affleure dans Le vent nous emportera (1999), dès les premières images. Une Jeep se perd dans l’immensité du désert du Kurdistan iranien, au milieu des courbes montagneuses et d’une mosaïque de couleurs : irruption soudaine de la modernité au sein d’une antique civilisation pastorale. Ici, la carte est inutile aux voyageurs : on s’oriente en observant les quelques arbres ponctuant le paysage. Nulle voie droite, mais des lignes serpentines que forme un chemin de terre à peine esquissé. La destination est inconnue, comme les motivations conduisant trois hommes à entreprendre ce séjour en cette contrée reculée. En quelques images et beaucoup d’égarement, une métaphore de la vie est filée sous nos yeux, et dans laquelle, comme le vent, nous faisons que transiter, et murmurer au contact de feuilles rencontrées au hasard. Finies les certitudes rassurantes et illusoires sur la vie. Car c’est un océan de mystère que l’on rencontre dans ce désert où l’on est jeté dès notre arrivée. Pour perdre nos habitudes, pour se mettre à nu, rien de mieux qu’une halte dans l’un de ces villages aux ruelles escarpées. À l’instar du protagoniste, que les villageois appellent « Monsieur l’ingénieur » quand bien même il ne l’est point. Alter ego du cinéaste, il est venu pour tourner un reportage sur un rite funéraire avec deux autres compères que l’on ne voit jamais au cours de cette échappée. Dans ce monde hiératique, il est seul à s’agiter, arc-bouté sur son téléphone portable. Un symptôme d’époque, qui n’ira qu’en s’accentuant les années suivantes.

Dans ce film-poème au cheminement incertain, sans dénouement ni intrigue, Kiarostami reconfigure la notion même de récit telle que celle-ci fut traditionnellement définie par Aristote dans sa Poétique. Il n’y a plus d’enchaînement de cause à effet, mais plutôt des coïncidences disséminées çà et là. Partout il y a présence initiatique des enfants, qui enseignent un adulte pressé (d’en finir) et si peu assagi : c’est là sans doute une lointaine réminiscence pour Kiarostami, qui débuta sa carrière au Kanoun, l’Institut pour le développement de l’intelligence des enfants, à Téhéran. Une vieille femme meurt, enfin. L’eau emporte au loin un os qui sommeillait en terre. Le cycle de la vie continue et nous emportera (à suivre).

The Wind Will Carry Us (Iran, 1999, 118’, vostEN + DE) d’Abbas Kiarostami sera présenté lundi 3 juillet à 20h30 à la Cinémathèque de la Ville de Luxembourg

Loïc Millot
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