Le bleu dans tous ses états

d'Lëtzebuerger Land vom 14.03.2025

De la musique blues au célèbre album Kind of Blue de Miles Davis, en passant par le bleu popularisé par Yves Klein et la période bleue de Picasso, la couleur bleue est partout en fête dans les arts. Or il s’agit d’un phénomène extrêmement récent. Discrédité pendant l’Antiquité, comme en témoigne l’absence de termes adéquats en langue latine, le bleu est aujourd’hui la couleur la plus appréciée des populations occidentales : un renversement de valeurs qui traduit un changement de perception en même temps qu’une évolution sociale importante. La formation de ce mot, rappelle ainsi l’historien Michel Pastoureau, nous vient des langues germaniques (blau), mais aussi de l’arabe (azur) qui fournira l’autre terme le plus répandu pour qualifier cette gamme chromatique. Barbare est ainsi le bleu, par ses origines germaniques.

La Galerie PJ (Metz), animée par Ji Sun et Pierre Funes, a élu le bleu pour fil conducteur et sujet de sa nouvelle exposition d’art contemporain, qui se tient jusqu’au 5 avril. Au programme, cinq artistes, de cultures européenne et asiatique, que la scénographie vient habilement rapprocher et faire dialoguer. Commençons par l’artiste sud-coréen Junj Deok Shin, le plus expérimenté des peintres participant à cette exposition collective et, fait remarquable, que la galerie PJ peut s’enorgueillir d’être la première à dévoiler les œuvres en Europe. Les toiles délicates de l’artiste, toutes deux de format identique (90,9 x 72,7cm) et appartenant à la même série des Kaleidoscope/Quantum Mechanics (2021), se présentent à nous dans l’épaisseur d’un mystère ou d’une énigme ésotérique. Cependant, les objets que l’on y rencontre demeurent familiers : feuilles et sablier disposés sur un fond bleu, auxquels s’ajoutent de petits mannequins qui peuvent évoquer ceux que l’on trouve dans les premières toiles métaphysiques de De Chirico. Isolés, ces éléments figuratifs semblent danser sur la toile, comme en apesanteur ; dépourvus de toute finalité pratique, ils sont représentés pour leurs qualités intrinsèques et pour leur égale valeur devant le temps qui passe, à l’instar des vanités. Si les deux toiles de Junj Deok Shin ont en leur centre une forme circulaire, seule l’une d’elles comprend des chiffres, mais qui ne répondent à aucune logique numérique. Y règne de part et d’autre une forme de sérénité et de légèreté, qui rappelle d’ailleurs les décors de grotesques, particulièrement appréciés aux XVIIe et XVIIIe siècle. En face, reposent trois très beaux tableautins que l’on doit à un autre artiste sud-coréen, Geo Yul Jang. Du haut de ses trente-deux ans, le jeune peintre puise son inspiration dans la nature, en particulier dans les motifs floraux dont il s’est fait une spécialité. À partir de dessins réalisés sur le lieu de son observation, il retient la structure élémentaire des plantes et des formes florales, faite de couleurs et de lignes croquées sur le moment. Le motif, une fois transféré sur la toile, est ensuite réinterprété, tout en conservant un aspect dynamique et vif, comme en témoignent les lignes vibrantes de ses gammes chromatiques (jaune, rouge, vert, bleu), pluie de couleurs que vient seulement rompre un tracé orange plus épais. Un type de composition qui est identique à chacune de ses toiles. Celles-ci entrent merveilleusement en résonance avec les deux toiles voisines, que l’on doit au peintre et galeriste Hervé Bordas, installé à Venise. Ses deux compositions sont manifestement de facture expressionniste. La première donne à voir, sur un fond où il est possible de déchiffrer des inscriptions de journal lui servant de canevas, un arbre aux ramures ascendantes (C’ métallique, 2023). On songe, en termes stylistique, à ce que faisait Mondrian dans sa période figurative ou, plus récemment, aux toiles lyriques de Joan Mitchell et Simon Hantaï. C’est dire combien l’œuvre parvient à émouvoir par son lyrisme exacerbé. De même que la seconde toile qui l’accompagne, Flowers (2023), amas de tons vifs constitué principalement de hachures verticales, tout aussi réussie.

Au côté des portraits d’arbres et de fleurs brossés par Bordas et Geo Yul Jang, se dressent trois panneaux de grands formats de Dominique Funes. Ce sont trois vues poétiques de la voie lactée en plein hiver, prises en légère contre-plongée, de façon à magnifier pareillement les arbres nus qui se tiennent au premier plan et dont les branches s’élèvent, irisés de rouge. À ce triptyque récent dédié à l’infinité du ciel et à ses multiples nuances, s’ajoute un tableau de plus modeste dimension, mais dans lequel on retrouve une même étrangeté « surréaliste » (on pense notamment à Delvaux). Intitulé À ras du sol (2025), l’artiste joue des aplats et des textures (papier, végétaux) au plus près du sol pour y découvrir une faune nocturne et mystérieuse : ici, un lézard se hasarde à cheminer ; là, quelques fourmis circulent au milieu des brindilles et des cailloux. L’artiste se fait ainsi poète, aussi bien contemplateur de l’infiniment grand et de l’infiniment petit.

L’exposition fait enfin la part belle à une jeune artiste italienne. Originaire de Vincenza, Silvia Giordani est diplômée de l’Académie des Beaux-Arts de Venise et réalise principalement des paysages à l’acrylique. Des paysages dépourvus de toute présence humaine, à l’atmosphère lunaire et silencieuse, manifestement sous influence littéraire, nourris de romans dystopiques et de science-fiction. La frontière entre le réel et l’imaginaire devient ainsi poreuse : le spectateur est invité à prendre place au sein d’un environnement étrange, indéfini, incertain. Ainsi de ses Castels (2025), dont les parois stratifiées oscillent entre le minéral et le végétal ; ses Sleeping Forests (2025) ressemblent, quant à eux, à des coraux ou à des stalactites. Ses deux autres toiles enchantent par leur emploi incongru de la couleur et des textures : un océan de velours jalonné de stèles roses (Sailing the Velvet Seas, 2025) ou encore ce bosquet majestueux qui se décline dans les tons sourds et profonds de l’indigo (Indigo Grove, 2024).

Exposition Bleu [blø], jusqu’au 5 avril à la Galerie PJ, Metz

Loïc Millot
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