L’exclamation choisie pour le titre ci-dessus est loin d’être une jubilation, ou seulement l’expression d’une joie, elle tient de la part de son auteur, le peintre Otto Dix, de la résistance, d’une résilience farouche. Il était parmi ceux qui ont eu le plus à souffrir des persécutions nazies, et ses œuvres étaient nombreuses parmi les quelque 16 000 arrachées aux musées, aux collectionneurs, les unes pour être vendues aux enchères, les autres pour être détruites. Le chiffre vient de l’inventaire qui existe, 482 pages réparties en deux volumes, faisant le tour des villes allemandes d’Aachen à Görlitz, de Göttingen à Zwickau, conservé au Victoria and Albert Museum à Londres. Une liste des artistes « dégénérés » se trouve, elle, à la Freie Universität Berlin, d’où sont tirés les noms innombrables qui recouvrent un mur et accueillent les visiteurs du Musée Picasso, à Paris. Le lieu est bien choisi, puisque portant le nom d’un artiste lui aussi « dégénéré », mais avec ce mur-là, la honte de 1937, la voici muée en honneur, et l’opprobre transformé en respect et reconnaissance.
On n’en a toujours pas fini, ni avec la vilénie des uns, ni avec la misère des autres, et les atermoiements dans la recherche des propriétaires spoliés. L’exposition parisienne, toutefois, a pu profiter des études et des découvertes récentes, et le visiteur en gagne une bonne vision d’ensemble. À commencer par la dénomination même, le passage du vocabulaire du terrain médical à celui de l’art. Cela remonte à la fin du dix-neuvième, dans la foulée de Darwin, avec l’ouvrage d’un certain Max Nordau, de son vrai nom Südfeld, tour de passe-passe langagier pour cacher son origine juive, ce qui n’a pas empêché un fort engagement sioniste. Retenons, de façon générale, dès les premières pages, cette dénonciation d’une « excitation nerveuse » rattachée à l’esthétique de l’homme contemporain.
Avec le nazisme, cela fera parfaitement union avec la théorie raciale, la politique s’y mettant, et la suite est connue. Heine l’avait vue venir, après les livres qu’on brûle, c’est au tour des êtres humains. Felix Nussbaum est mort à Auschwitz, Otto Freundlich a été assassiné au camp de Lublin-Majdanek.
Dans une demi-douzaine de salles, nous voilà confrontés à pareil substrat idéologique nauséabond, aux épisodes d’une entreprise barbare, purge des musées, exposition de 1937 elle-même, commerce des butins. Lors de la vente aux enchères de Lucerne, des citoyens liégeois de bonne foi vont acquérir neuf toiles, dont un Picasso de 1903 : Fallait-il boycotter, ou espérer sauver des œuvres et défendre la liberté d’expression ; pour alléger une mauvaise conscience, des acheteurs se sont mis d’accord pour éviter des prix excessifs dont l’argent serait revenu au Reich. On se rend compte de tout ce qui dans cette exposition, obligatoirement à prolonger par la lecture du catalogue, vient se superposer aux œuvres mêmes, au risque d’en brouiller la perception, a fortiori notre plaisir.
Et pourtant, que de chefs-d’œuvre, de Chagall, de Picasso, de Klee, de Kandinsky, et de tels expressionnistes allemands, en première ligne des assauts nazis. L’œil, par exemple, ne se lasse pas de plonger dans l’animation tout en désordre et vitesse de Metropolis, de George Grosz, avant de se laisser prendre par une Rue de Berlin, de Kirchner, nous sommes à peu près dans les mêmes années, autour de la Première Guerre mondiale. Il se régalera de la saine férocité d’Otto Dix.
Un colloque international est organisé les 27 et 28 mars. Il vise en particulier les échos de la campagne de l’art « dégénéré » en France. Ce qui s’avère nécessaire, indispensable. De même que d’élargir notre coup d’œil, ce qui reviendra aussi à aiguiser notre perception, et de passer du passé au présent. Les Autrichiens ont eu la chance d’échapper à un chancelier d’extrême droite, et conséquemment à la présence trop publique de son portrait par un artiste qui aujourd’hui dénonce « eine Diktatur des Hässlichen, Minderwertigen, Würde- und Maßlosen… »; les électeurs américains, eux, nous ont carrément gratifiés du mauvais choix, et dès maintenant, deux expositions ont été annulées à l’Aryt Museum of the Americas, l’une consacrée à des artistes afro-américains, afro-latinos et caribéens, l’autre à des artistes queer des Caraïbes. Ne correspondant donc pas à cette binette évangélique, suprémaciste qu’affichent d’aucuns. Jusqu’au vocabulaire qui n’a pas changé. L’air est en train de devenir irrespirable.