Faire marrer son monde

d'Lëtzebuerger Land vom 14.03.2025

A l’étage du Croque Bedaine, un bar du quartier Limpertsberg à Luxembourg, une poignée de clients ont les yeux rivés sur la télévision, où les joueurs du Paris Saint-Germain s’échauffent en vue d’un match de Ligue des champions. Dans le caveau, c’est une toute autre équipe qui se prépare : dix humoristes amateurs s’encouragent mutuellement avant le show mensuel de La Grande Duchesse of Comedy, un comedy-club fondé en 2022 par Aïda Sghiri, en association avec d’autres humoristes. Auparavant designer web, celle-ci a tout lâché pour se consacrer au stand-up. Déçue par les comportements « toxiques » et le harcèlement de la part de certains producteurs, Aïda a voulu créer « une safe place » pour les artistes, femmes et hommes, « un endroit féministe et inclusif, où chacun peut venir tester ses blagues avant de monter sur de plus grandes scènes, explique la jeune femme. Pour moi, le stand-up doit rester un peu underground, avec des gens qui sont dans la vraie vie et prennent le micro après le boulot ».

Autre particularité de La Grande Duchesse of Comedy : les spectacles sont tous en français. Un simple exercice pour certains, qui se produisent ailleurs au Luxembourg, en Belgique ou en France ; mais un défi pour Sundeep, qui vient d’Inde. « J’ai traduit mon texte de l’anglais vers le français mais ça donnait des phrases trop longues, j’ai dû modifier plein de choses, explique-t-il. Au Luxembourg le public est très cosmopolite, donc les blagues sur les différentes communautés marchent bien. En Inde, c’est plus compliqué car il y a beaucoup de censure ». Ce soir, la petite salle est pleine, avec une cinquantaine de spectateurs pour accueillir des stand-uppers aux origines variées : françaises, belges, tunisiennes, algériennes, syriennes... blaguer sur les différences culturelles qui se télescopent quotidiennement au Luxembourg fonctionne effectivement à merveille. « Arrête de dire que tu es expat’, tu viens de Longwy ! » lance Nicolas, un français vivant en Belgique, qui récolte pas mal de rires. « Tout le monde s’inspire du quotidien, mais il faut savoir inventer, faire jouer son imagination pour rendre l’histoire intéressante » note Maya, une avocate de 34 ans qui craint le « trou noir » et a donc noté son texte sur son téléphone, avec les attitudes à adopter (« blasée », « perplexe ») qui « changent tout à une vanne ». Aucun oubli pour elle ce soir-là, malgré de légers tremblements qui ne la lâchent pas.

Les stand-uppers se succèdent, introduits par Richard Fox et Ken Park, qui jouent les MCs (Masters of Ceremony). Étienne, cheveux grisonnants, a des enfants en bas âge : ça ne lui permet pas de jouer autant qu’il le voudrait, mais c’est une bonne matière pour son personnage. Amar travaille à Luxembourg mais vient de Paris : il n’est pas super convaincu quand on lui dit que le Grand-Duché est « au cœur de l’Europe », surtout lorsqu’il débarque à Thionville... que les artistes fassent mouche ou pas, les applaudissements, ravis ou encourageants, sont toujours là ; la complicité est de mise. Dans la salle, les autres humoristes multiplient les rires, les sifflets et les relances pour soutenir leur ami(e) sur scène. « Le stand-upper est un animal qui a besoin d’amour, glisse Aïda. On est ouvert à tous ceux qui veulent tenter l’aventure, on peut les aider à écrire leur texte, leur donner des objectifs... ». Nicolas confirme : « Ici, les gens viennent avec une prédisposition à rire : si tu rates une vanne tu sais qu’elle était vraiment nulle ! L’essentiel c’est d’être authentique, sinon le public le sent et c’est pire que le bide ».

Au bout d’une heure et demie de show, les stand-uppers s’enlacent sous les vivats d’un public généreux en réactions et en interactions. « On connaît tous le Luxembourg, on y vit, on y travaille, les gens captent nos références qui vont au-delà des clichés rebattus sur la finance ou la taille du pays, que des comédiens plus renommés balancent quand ils sont de passage au Luxembourg » explique Aïda, qui a fait preuve d’une énergie inépuisable durant toute la soirée. Elle s’apprête à lancer Pass Comedy, un site permettant de connecter comedy-clubs et stand-uppers, et aimerait aussi organiser un festival d’humour amateur au Luxembourg. Mais sans lâcher son comedy-club, « où tout le monde a compris que l’on peut bien se marrer dans le respect et la bienveillance ».

Benjamin Bottemer
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