À six mois du premier tour de l’élection présidentielle française, le 10 avril 2022, la classe politique et beaucoup de médias sont déjà en ébullition. Mais la société est à peine frémissante : une majorité de Français, 52 pour cent exactement, « ne s’intéressent pas encore » au futur scrutin, relevait fin septembre l’institut OpinionWay. Cet écart, significatif, n’empêche nullement de d’ores et déjà dresser un état des forces en présence, car les principaux candidats sont connus. Et le contexte global dans lequel va se dérouler l’élection peut permettre de dissiper quelques illusions de la pré-campagne en cours.
Au centre de l’échiquier politique, même si sa politique a nettement penché à droite au fil du quinquennat : le président sortant, Emmanuel Macron. Il n’est pas encore candidat, mais sauf accident de parcours, nul doute qu’il le sera. À gauche, figurent la maire de Paris Anne Hidalgo pour le PS, l’eurodéputé Yannick Jadot qui a gagné la primaire des écologistes, l’ex-ministre Arnaud Montebourg pour une « remontada » industrielle, Jean-Luc Mélenchon pour La France insoumise (LFI) et Fabien Roussel pour le PCF. Sans compter les « petits » candidats d’extrême gauche. À droite et à l’extrême droite, le président de la région Hauts-de-France Xavier Bertrand semble tenir la corde pour être le candidat Les Républicains (LR) face à Valérie Pécresse ou Michel Barnier, puis viennent Nicolas Dupont-Aignan pour Debout la France et Marine Le Pen pour le Rassemblement national (RN). Enfin, le journaliste xénophobe Éric Zemmour ne s’est pas encore déclaré, mais il affole depuis peu les sondages et, surtout, celles et ceux qui veulent bien être affolés.
Dans un contexte d’abstention record des Français aux élections intermédiaires, de défiance persistante envers les partis et de désaffiliation des électeurs, un fait doit être souligné : Emmanuel Macron, même s’il est très majoritairement impopulaire dans le pays, garde une base de soutiens solide. Sa cote de popularité est supérieure à celle de Nicolas Sarkozy au même stade du quinquennat. Et plus encore à celle de François Hollande, qui n’avait pas pu se représenter en 2017. Il est donc raisonnable de prévoir qu’il sera, sauf événement inhabituel majeur, présent au second tour : non pas tant sur la foi des sondages qui lui accordent à ce stade entre 23 et 25 pour cent des voix au premier tour, mais en constatant qu’il rassemble toujours le « bloc bourgeois » central (les classes moyennes et supérieures des métropoles, en opposition aux classes populaires périphériques).
Bien malin en revanche qui peut dire, aujourd’hui, qui lui fera face. Avec Marine Le Pen fragilisée depuis sa cuisante défaite aux régionales du printemps, rien n’est plus sûr. Le niveau de qualification au second tour est devenu si bas, autour de seize pour cent des voix, que l’extrême droite, la droite classique ou la gauche écologiste peuvent chacun espérer l’atteindre. De sorte que le ou les thèmes centraux de la campagne joueront un rôle décisif.
Si l’on compare aux voisins européens et à d’autres pays développés, l’élection présidentielle française va se dérouler dans un contexte global de reflux de l’extrême droite, d’alerte extrême sur le réchauffement climatique et de retour de la question des salaires avec celui de l’inflation. Après le Danemark ou l’Autriche, l’Allemagne vient de connaître un recul, léger mais réel, de son parti d’extrême droite (l’AfD), tandis qu’en Italie l’étoile de Matteo Salvini pâlit à grande vitesse. En même temps, des inondations meurtrières aux grands feux en passant par les alertes du Giec, la question du climat ne cesse de s’imposer. Tandis que les « premiers de corvée » du Covid, qui sont aussi parmi les premiers touchés des hausses des prix de l’énergie, réclament à juste titre des hausses de salaires. Au Royaume-Uni, les électeurs ont voté « en 2016 et en 2019 pour la fin d’un modèle économique reposant sur des bas salaires » et ceux-ci « augmentent enfin après dix ans de stagnation », n’a pas hésité à déclarer le Premier ministre conservateur Boris Johnson début octobre, au congrès de son parti.
Ce contexte global connu, autant dire que la « percée » d’Éric Zemmour en cet automne dans les sondages pour la présidentielle française fait figure d’incongruité. Ses discours anti-immigrés et
anti-islam ne font en effet guère de place à la justice sociale ou à l’écologie. Au terme d’une overdose médiatique, plusieurs sondages le donnent pourtant qualifié au second tour, si le scrutin avait lieu aujourd’hui. Que faut-il en penser ?
D’abord et avant tout, qu’à ce stade les sondages ne reflètent les intentions de vote que de ceux qui se disent prêts à voter. Autant dire que trois sondages d’automne ne font pas l’élection du printemps. Il n’y a qu’à rappeler le passé pour s’en convaincre. En octobre 1994, Jacques Delors et Édouard Balladur étaient crédités de 29 et 28 pour cent des intentions de vote au premier tour, loin devant Jacques Chirac (quatorze pour cent) qui finalement gagnera face à Lionel Jospin. En octobre 2001, Jean-Pierre Chevènement faisait figure de possible trouble-fête : après avoir grimpé jusqu’à quatorze pour cent dans les sondages, il n’obtiendra que 5,3 pour cent des voix. Et il y a tout juste cinq ans, Alain Juppé était le grandissime favori de l’élection, à 35 pour cent d’intentions de vote au premier tour. Mais il a échoué avant cela à la primaire de la droite…
Éric Zemmour va-t-il donc aussi faire pschitt ? L’hypothèse est crédible, et pas seulement parce que le financement d’une éventuelle campagne et l’obtention des 500 parrainages d’élus sont incertains le concernant. Il n’a pas encore été interrogé sur ses condamnations judiciaires pour provocation à la discrimination raciale et à la haine religieuse. Ni sur les accusations de violences sexistes et sexuelles portées à son encontre. Ni, non plus, sur ce que serait son programme sur le pouvoir d’achat ou le mix énergétique. Sans compter ses contre-vérités historiques, comme quand il affirme que le maréchal Pétain, collaborateur des nazis, a sauvé des Juifs.
Mais au-delà de ces provocations, c’est la sociologie électorale qui nous révèle son handicap majeur : il n’attire pas les classes populaires. Seulement sept pour cent des ouvriers et employés qui se prononcent à ce stade, contre quarante pour cent pour Marine Le Pen1. Or ce sont eux qui ont majoritairement déserté la vie démocratique, lors des scrutins intermédiaires, mais qui continuent à voter en grande partie tous les cinq ans pour une élection : la présidentielle.
En captant en partie la rente électorale maintenant ancienne que constituent les votants pour la famille Le Pen, mais avant tout la bourgeoisie xénophobe des beaux quartiers, de Paris, Versailles ou Nice, Éric Zemmour fracture donc l’électorat lepéniste que la présidente du RN a patiemment cherché à réunir depuis 2011. Ce faisant, plutôt qu’un gain pour l’extrême droite, l’ascension du journaliste ne serait-elle pas plutôt le signe de son déclin ?
Car si la droite classique court à bien des égards derrière l’extrême droite, et si on ne peut exclure au printemps un attentat jihadiste sanglant qui replacerait les thèmes de l’islam et de l’immigration au cœur des préoccupations des Français, ils ne le sont pas aujourd’hui. Le pouvoir d’achat est placé « parmi les enjeux qui compteront le plus » par 48 pour cent des sondés, devant la sécurité (46 pour cent) et la protection sociale (43 pour cent).
Emmanuel Macron en est conscient. Il surveille cette question du pouvoir d’achat comme le lait sur le feu de la cuisinière à gaz. Après 12,6 pour cent de hausse des tarifs réglementés du gaz au 1eroctobre (ce qui fait +57 pour cent depuis le début de l’année), les prix vont être bloqués jusqu’à l’élection pour cinq millions de Français. L’hôte de l’Élysée aimerait même aller plus loin : gommer son image de « président des riches ». Le Trésor a ainsi réalisé une étude, opportunément publiée dans Les Échos du milliardaire Bernard Arnault, indiquant que la hausse du niveau de vie entre 2017 et 2022 serait plus forte que durant les quinquennats Sarkozy et Hollande, avec notamment +4 pour cent pour les dix pour cent des ménages les plus modestes, contre +2 pour cent pour les dix pour cent les plus aisés.
L’effet boomerang ne s’est pas fait attendre : Libération a calculé de son côté en valeur absolue, montrant ainsi que les plus riches seront bien en 2022 les grands gagnants de la politique macroniste. Avec un gain annuel moyen de 1 178 euros pour eux, contre 346 euros pour les plus modestes. Les premiers bénéficieront ainsi au final de 22,1 pour cent du « gâteau » redistribué, contre 6,5 pour cent pour les plus pauvres. Les inégalités se seront donc bien accrues pendant le quinquennat. Et c’est sans compter le ressenti des Français : 56 pour cent estiment même avoir perdu du pouvoir d’achat. C’est que le poids des « dépenses contraintes » dans le budget des classes populaires (pour se loger, se chauffer, se déplacer, se soigner) a connu dans le même temps une forte hausse. Pas étonnant que des « gilets jaunes » tentent un retour sur les ronds-points. Le prix de l’essence n’a plus été aussi haut en France depuis novembre 2018… date du début de leur soulèvement.
Sur ce sujet du pouvoir d’achat, comme sur l’écologie pour ce qui concerne la gauche, les concurrents d’Emmanuel Macron semblent d’ailleurs avoir davantage à proposer que lui. Le programme de Jean-Luc Mélenchon est le plus étoffé : hausse du Smic de 1.258 à 1.400 euros net, allocation d’autonomie de trois ans pour les 18-25 ans, ou limitation de l’écart de salaires dans les entreprises d’un à vingt employés. Anne Hidalgo a marqué les esprits avec un doublement du salaire des enseignants (notoirement bas par rapport à l’Allemagne ou au Luxembourg). Arnaud Montebourg défend une hausse de dix pour cent du Smic, comme en mai 68. Xavier Bertrand préfère lui une « prime au travail », versée par l’État aux salariés gagnant jusqu’à 2 000 euros. Quant à Valérie Pécresse, sa hausse des salaires passerait par une suppression des cotisations de retraite, qui seraient prises en charge par l’État. Ce qui induirait, au passage, un bouleversement de l’esprit du système de protection sociale.
Pour autant, et tout au moins à gauche, les candidats déclarés n’en profitent guère : Jean-Luc Mélenchon oscille entre huit et treize pour cent des intentions de vote, Yannick Jadot n’atteint pas la barre des dix pour cent, et la campagne de Madame Hidalgo ne décolle pas.
Retour de la solidarité et de l’entraide au temps du Covid, pratiques de plus en plus écologiques au quotidien… Dans la société, ces thèmes sont porteurs. Mais le cadre institutionnel de la Vème République et les divisions de l’électorat populaire agissent comme si ces évolutions de mentalités n’avaient pas de prise sur le résultat des urnes. Tout en ayant un soutien minoritaire dans l’opinion, Emmanuel Macron paraît donc pouvoir, comme en 2017, passer dans un trou de souris..
1Baromètre « PrésiTrack » d’OpinionWay de septembre 2021, pour Les Echos, CNews et Radio Classique