La référence singapourienne est omniprésente au Luxembourg. Elle n’en demeure pas moins problématique. Descente dans les archives à la veille de la visite d’État du président de la cité-État asiatique

Les cousins

d'Lëtzebuerger Land du 21.03.2025

Le 7 décembre 2013, trois jours après son départ du ministère des Finances, Luc Frieden faisait son debriefing « dans la convivialité d’un déjeuner » à l’Institut grand-ducal : « Les mécanismes démocratiques et la tripartite n’ont pas abouti aux résultats nécessaires pour relancer la machine économique et rétablir l’équilibre des finances publiques », regrettait l’ancien Wunderkind du CSV. Et d’ajouter : « Une réflexion approfondie sur la gouvernance, en étudiant notamment d’autres modèles de consensus building and decision-making, en ce compris les exemples d’États comme la Suisse et Singapour, me semble utile pour notre pays. » Les réflexions de Luc Frieden se recoupaient avec une étude publiée une année et demie plus tôt par l’Observatoire de la compétitivité : « Business executives trust better the Government of Singapore than the one of Luxembourg for its capacity to improve the management of public finances, to adapt to changes in the economy and to effectively implement its decisions ». La cellule au ministère de l’Économie avançait une définition post-démocratique du terme « gouvernance » : « The capacities of governments and bureaucracies to provide the international businesses an environment that makes their operations easier to perform and manage. »

Le Wort commentait l’étude dans ses pages Économie : « Der Stadtstaat besticht durch seine autoritären Ausprägungen, die im Westen oft kritisiert werden, aber wohl auch der Disziplin dienlich sind ». Et de conclure : « Ein wenig mehr Zielstrebigkeit könnte Luxemburg im globalisierten Markt sicherlich gut tun ». Pour le Grand-Duché, la République de Singapour est une surface sur laquelle projeter ses fantasmes. Si la référence est omniprésente dans les milieux d’affaires, elle n’en demeure pas moins problématique. Dans une interview récente au Monde, la politologue et constitutionnaliste française Eugénie Mérieau présente la cité-État au Sud de la Malaisie comme le cas-type d’une « démocratie illibérale » : « Ce modèle de restriction des libertés publiques, au nom de la performance économique et de l’ordre, plaît de plus en plus dans le monde […]. Il est d’autant plus attrayant que ce n’est pas un régime répressif, mais préventif de libertés publiques, notamment par le recours aux technologies de traçage et de surveillance. » Mérieau constate « une convergence des régimes autoritaires et démocratiques dans une zone grise ».

La semaine prochaine, le président singapourien, Tharman Shanmugaratnam, sera au Luxembourg pour une visite d’État, qui en suit une autre en Belgique. L’occasion pour Luc Frieden de renouer avec une vieille connaissance. Les deux se croisaient régulièrement dans les années 2000 et au début des années 2010, alors qu’ils étaient ministres des Finances. Par la suite, Pierre Gramegna (DP) se rendait régulièrement à Singapour « to compare notes » avec son homologue et pour s’assurer de la solidité du « level playing field ». Décrit comme l’un des politiciens les plus charismatiques de sa génération, Tharman a été élu président en 2023. C’était en réalité un prix de consolation, voire une neutralisation politique. Car la présidence est une charge largement cérémonielle et symbolique, le vrai pouvoir résidant auprès du Premier ministre. « Many Singaporeans were baffled by what they viewed as a waste of his potential », notait la BBC au lendemain de son élection.

Tharman et la délégation singapourienne vont suivre le programme standard des visites d’État : tête-à-tête avec le couple grand-ducal, séance académique au Cercle Cité, passage devant la flamme éternelle, dîner de gala au palais. La délégation visitera également SES, tout comme le Mudam, où une expo (Time & the Tiger) est actuellement dédiée à l’artiste singapourien Ho Tzu Nyen. À côté du cérémoniel, des entrevues avec Claude Wiseler, Xavier Bettel et Luc Frieden sont prévues. Quant à Gilles Roth, il aura l’occasion de parler affaires avec le « second ministre des Finances » singapourien, également de la partie. Pour conclure la visite, le Premier ministre offrira un déjeuner au château de Senningen.

La supposée Wahlverwandschaft entre le Grand-Duché et la cité-État est presque devenue un cliché politique. Dès 1980, Edmond Israel estimait dans International Banker que les deux places financières étaient prédestinées à coopérer, toutes deux ayant émergé de manière très rapide dans des États « petits, mais imprégnés d’une forte volonté d’indépendance ». En 1982, Lucien Thiel, alors rédacteur en chef du Land, présentait Singapour comme « le frère jumeau asiatique du Luxembourg ». La ressemblance serait « verblüffend », écrivait-il, tout en concédant qu’il s’agissait d’une « Demokratur ». Les deux micro-États allaient connaître leur success story, le premier se muant en hub européen, le second en hub asiatique pour les capitaux internationaux.

En 2013, Boris Liedtke quittait les bureaux singapouriens de la Deutsche Bank pour prendre la direction de la filiale luxembourgeoise. Dans ses interviews, il se réjouissait d’avoir atterri dans le « Singapur des Westens ». (La version inverse existe aussi : En 2020, KPMG organisait une conférence pour promouvoir Singapour comme l’« Asian Luxembourg » de la domiciliation de fonds.) Liedtke expliquait l’attraction exercée par Singapour : « Investoren fühlten sich besonders wohl, wenn sie sicher sein könnten, dass Verträge eingehalten würden und dass sie nicht das Opfer von Korruption oder Enteignung
würden ». Contacté cette semaine par le Land, il estime que l’avantage comparatif du Luxembourg résiderait moins dans l’État de droit (également assuré chez les voisins) que dans les « chemins courts » : « Lorsque j’étais CEO de la Deutsche Bank Luxembourg [2013-2016, ndlr], je pouvais facilement avoir des rendez-vous avec Pierre Gramegna, et même avec Xavier Bettel ». Pour entrer « dans la grande maison de l’UE », une institution financière aurait intérêt à choisir « la porte qui s’ouvre le plus facilement ».

Dès juin 1978, le Premier ministre Gaston Thorn (DP) et son ministre du Travail Benny Berg (LSAP) s’étaient rendus en mission à Singapour. Ce déplacement en pleine crise sidérurgique provoquait la colère du leader syndical John Castegnaro : « Il serait probablement plus simple de décrocher un rendez-vous avec le gouvernement en se rendant à Singapour ». Le Wort sautait sur l’occasion : Thorn ferait mieux d’être davantage présent au Krautmaart, « statt seine Spesenrechnung durch Reisen nach Singapur oder Hong Kong ins Uferlose anschwellen zu lassen ». Même si peu de contemporains le réalisaient encore, l’économie luxembourgeoise était en train de prendre son virage offshore. Une année plus tard, Lee Kuan Yew séjournait deux jours au Luxembourg, sur l’invitation du Grand-Duc. Le fondateur du Singapour moderne faisait une apparition dans les pages sportives du Wort. On le voit sur une photo en train de faire un footing sur une piste d’athlétisme synthétique au Cents. Cargolux venait d’inaugurer une ligne directe entre le Findel et Singapour.

Fraîchement passé du Commissariat au contrôle des banques à la présidence du comité de direction de la BIL, Albert Dondelinger expliquait en 1977 au Wort qu’« un certain nombre de fonctionnaires des organes de contrôle ont fait des expériences pratiques comme stagiaires au Luxembourg ». Presque vingt ans plus tard, le député Paul Helminger (DP) lui attribuera le rôle de « Spiritusrektor fir déi Leit vu Singapur, déi dunn hiren eegene Finanzzenter opgebaut hunn. » Cela sonne comme une légère exagération. Du Luxembourgeois, l’historiographie singapourienne aura tout au plus retenu qu’il siégeait au CA de la filiale singapourienne de la BIL, ouverte en 1982 et démantelée en 2015.

La référence singapourienne est régulièrement mobilisée comme moyen de pression sur la politique interne. En 1978, le député et avocat Paul Elvinger (DP) mettait en garde contre la « vive concurrence », exercée par des juridictions comme Singapour, pour revendiquer une fiscalité plus accommodante. Même son de cloche de la part du chef de la KBL, Constant Franssens, qui s’offusquait en 1983 de la charge fiscale « très lourde », en comparaison avec « certains centres ‘offshore’ comme Singapour, Hong-Kong ou Nassau ». En 2006, le banquier François Pauly pointait le risque d’une fuite des capitaux vers Singapour : « L’État en question dispose du secret bancaire et n’a pas connu de crise ces trente dernières années. » Aux ministres des Finances successifs, Singapour servira de prétexte pour ne pas s’avancer trop loin ou trop vite dans les négociations multilatérales. Level playing field oblige.

Singapour se place régulièrement à la première place des rankings de compétitivité, porté par ses hauts scores en « government and business efficiency ». (Dans le World Competitiveness Yearbook 2024 concocté par l’IMD, le Luxembourg dévisse et atterrit à la 23e place). Le Luxembourg devrait se comparer aux meilleurs, c’est-à-dire aux Suisses et aux Singapouriens, avait clamé Luc Frieden en 2017 devant les chambres de commerce britannique et américaine. « I want us to be on top of those lists ».

Durant la campagne électorale, il citait Singapour en exemple ; non pour son centre financier, mais pour sa politique du logement. « Là-bas, 80 pour cent des gens reçoivent un appartement de l’État et je crois que, pour les jeunes notamment, c’est une piste sur laquelle il faut aller », disait Frieden sur L’Essentiel Radio. Pas sûr que « de neie Luc » mesurait la portée de sa référence. Depuis 1960, le Housing and Development Board a construit plus d’un million d’appartements abordables dans 23 « new towns », et ceci grâce au Land Acquisition Act qui permettait à l’État d’acquérir du foncier à bas prix. En parallèle, la loi restreignait les possibilités de recours des propriétaires privés. Il aurait été « uneconomic and impossible » de développer la cité-État tout en respectant l’inviolabilité de la propriété foncière, estimait Lee Kuan Yew en 1967. (Singapour compte aujourd’hui six millions d’habitants sur 730 kilomètres carrés, une surface trois fois moins grande que celle du Grand-Duché.)

Si les propriétaires fonciers sont peu protégés, l’État singapourien veille par contre à la sécurité et à la prévisibilité juridiques du capital international, grâce à des hauts fonctionnaires aussi bien formés que rémunérés. Depuis son indépendance en 1965, la cité-État est dirigée par le Parti d’action du peuple (PAP). Ce parti, de facto unique, se présente comme garant de la prospérité et de la stabilité. Un mélange de paternalisme et de pragmatisme, qui n’est pas sans rappeler le grand récit diffusé jadis par le CSV.

Or, contrairement au Grand-Duché, les libertés publiques, la presse et la société civile sont strictement encadrées dans la République de Singapour. La répression contre la drogue y est féroce : Le trafic de stupéfiants, même en quantités relativement petites, est puni par la peine de mort. Si les élections sont libres, le système politique ne laisse quasiment pas de chances à l’opposition. Ces traits autoritaires du « frère jumeau asiatique » sont rarement évoqués au Luxembourg. Le contrôle exercé par le gouvernement singapourien serait « très difficile à accepter », concédait la députée CSV Marcelle Lentz-Cornette en 1995 à la tribune de la Chambre. Puis de réciter le credo téléologique et néolibéral de « la fin de l’Histoire » : « De wirtschaftlechen Opschwonk an engem Land huet ëmmer zu enger Liberalisatioun vum politesche Regime geféiert. Dat ass eng Reegel, déi keng Ausnam kennt, och wann hautdesdaags ëfters Decalagë festgestallt ginn. À moyen et à long terme bedeit den ekonomesche Liberalismus och de politesche Liberalismus. » Amen.

Bernard Thomas
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