Centre universitaire

Une mutation laborieuse

d'Lëtzebuerger Land du 08.07.1999

La situation est pour le moins cocasse. À ses offres d'emploi pour l'embauche de trente enseignants supplémentaires, le Centre universitaire de Luxembourg (CunLux) a reçu quelque 470 demandes ; le Conseil d'administration fera ses choix parmi ces candidats lors de ses prochaines réunions. Mais aucun des deux côtés ne sait quelles seront les conditions d'embauche ou le statut des futurs employés. Car selon la loi du 11 août 1996 " portant réforme de l'enseignement supérieur ", le Centre universitaire est désormais un établissement public doté de la personnalité juridique, jouissant de l'autonomie financière, administrative, pédagogique et scientifique et géré selon les principes du droit privé. L'article 16 de ladite loi stipule que le personnel est lié à l'établissement par un contrat de droit privé ; l'article 17 prévoit l'affectation à durée déterminée de fonctionnaires et d'employés d'État à l'établissement - un non-sens en soi, puisque en principe, l'État ne peut pas mettre ses fonctionnaires à disposition d'une entreprise privée. Or, sur les 200 enseignants du CunLux, près de la moitié sont des fonctionnaires provenant de l'enseignement secondaire - et par conséquent bon marché pour le CunLux car toujours payés par le budget du ministère de l'Éducation nationale, avantage non négligeable - et se trouvent donc en quelque sorte en situation irrégulière de fait, sans contrat valable. L'autre moitié du corps enseignant se compose de vacataires, professeurs d'universités étrangères ou représentants de l'économie privée - leur statut n'est pas plus clair, comme les tâches et les barèmes de rémunération ne sont pas définies. Norbert von Kunitzki, président du Conseil d'administration depuis le 1er janvier de cette année, le prend avec un grand sourire. " Lorsque j'ai commencé ici, nous n'avions rien - ni règlement intérieur, ni grille des salaires ou des titres, aucune hiérarchie, même pas de règlement pour les examens, affirme-t-il, mais nous devons bien commencer ! " Il mise sur le caractère consensuel des Luxembourgeois et se dit confiant que le Conseil d'administration définira bien une tâche acceptable et équitable pour tous. Une fois établis, ces différents statuts doivent être adoptés par le nouveau gouvernement. Donc ils ne pourront certainement pas entrer en vigueur avant la rentrée académique et les candidats aux postes ignorent leur futur salaire et le nombre de cours ou d'heures de recherche à assurer. La loi n'a prévu aucun droit de transition. Enthousiaste, Norbert von Kunitzki répond par une boutade : " la force des Luxembourgeois est qu'ils ont toujours su improviser... " Et d'estimer que la situation est en train de se débloquer. Dans un communiqué de presse datant du 29 mai, le syndicat d'enseignants SEW / OGB-L tire un bilan désastreux de la première année de fonctionnement du CunLux et accuse le gouvernement de vouloir se défaire de sa responsabilité en laissant les décisions importantes au soin de commissions plus ou moins autonomes, plus ou moins compétentes, ou de suivre la tendance néolibérale d'une privatisation rampante de l'enseignement. Le budget du CunLux est principalement alimenté par une " contribution financière " de l'État, qui est de 132 millions de francs pour l'année 1999 ; il est géré par un directeur administratif, actuellement Jean-Paul Mossong. Guy Foetz, vice-président du SEW, regrette toujours la composition du nouveau Conseil d'administration, devant comporter, selon la loi " des personnalités extérieures à l'établissement, luxembourgeoises ou étrangères, choisies en raison de leur compétence ". Ils dépassent d'une unité les membres internes (les chefs des départements et deux représentants des étudiants, mais pas des enseignants). Pour Raymond Bisdorff, enseignant chercheur au CunLux, la composition même du CA est la cause de son immobilisme - ne serait-ce que la peur d'une potentielle concurrence du CunLux de la part des enseignants d'autres universités qui y siègent. Pour lui, le Centre universitaire est actuellement dominé par une inertie qui semble insurmontable, tout travail sérieux serait rendu plus difficile par des bagatelles comme l'excès de zèle de certains fonctionnaires du ministère du Travail, refusant une autorisation de travail à un chercheur roumain sous prétexte qu'il faudrait d'abord chercher les gens compétents parmi les chômeurs de l'Union européenne. Selon lui, tout le CunLux souffrirait de l'attitude minimaliste sinon nihiliste avec laquelle le monde politique a voté la loi de 1996 et parle encore aujourd'hui de l'opportunité d'en arriver à une véritable université - c'est-à-dire au moins deux cycles complets dans quelques domaines - au Luxembourg. Et il se rappelle cet entretien que le premier ministre Jean-Claude Juncker (PCS) avait donné en avril 1997 au mensuel forum (n°175), où il explique pourquoi le Luxembourg ne construira pas d'université : " Weil ich mit einem unbegrenzten Fanatismus gegen eine luxemburgische Universität bin. (...) Ich bin gegen den akademischen Inzest. " Comme nombre de ses collègues, Raymond Bisdorff plaide pour une université au Luxembourg, qui serait ambitieuse, forcément un projet européen. Mais elle semble loin, si déjà la gestion des affaires courantes pose problème et qu'il y a beaucoup de mouvement et de chahut dans la composition du Conseil d'administration (pourtant nommé pour une durée de cinq ans, sauf les étudiants qui ne le sont que pour la durée de leur inscription). La définition de la politique générale de l'établissement incombe au CA, la gestion journalière en matière scientifique et pédagogique à son président. Un homme venant du secteur privé - Norbert von Kunitzki était président du CA du sidérurgiste Sidmar s.a. -, qui a des idées très claires sur les orientations du CunLux : " Nous avons besoin d'une université pour former un substrat culturel et scientifique qui soit au moins approximativement adapté au niveau économique du pays ". Pour lui, un des arguments pour élargir l'offre des cours du Centre universitaire serait l'arrivée constante de décideurs étrangers, qui demandent à se former ou à transmettre leur savoir. Le niveau scientifique et de formation d'un pays contribue sans aucun doute à son attractivité et à sa crédibilité. Pour entamer ce développement, les premiers cycles seront élargis à une deuxième année dans certaines matières qu'il reste à arrêter définitivement parmi la large palette des matières enseignées en première année. Les branches les plus demandées par les quelque 1 300 étudiants du CunLux restent le droit et l'économie, la gestion, l'informatique, la médecine, la psychologie ou les langues. Il apparaît comme convenu de ne pas offrir de deuxième cycle à court terme, ceci pour pouvoir concentrer tous les efforts de développement sur le troisième cycle, post-universitaire. Norbert von Kunitzki estime que le CunLux doit alors miser sur les avantages qu'il peut tirer de son implantation par rapport à des universités de taille comparable des villes environnantes qui seraient en concurrence. Les cartes à jouer se nomment institutions européennes et place financière. Ainsi est introduit à partir de la prochaine rentrée un DESS (Diplôme d'études supérieures spécialisées) en Contentieux communautaire, qui profite pleinement de la présence de la Cour de Justice des Communautés européennes dont quinze magistrats et greffiers figurent parmi les professeurs - pour la petite histoire, l'ancien ministre de la Justice luxembourgeois Marc Fischbach en fait partie. Une trentaine d'étudiants seront acceptés, et le président du CunLux espère attirer les meilleurs des grands cabinets d'avocats. Un argumentaire similaire motive la création, pour la rentrée de l'an 2000, d'une Luxembourg School of Finance, qui reprendrait et prolongerait la formation actuellement assurée par l'Institut de formation bancaire. Pour Norbert von Kunitzki, un tel diplôme peut avoir une grande renommée, vu la concentration de décideurs de haut niveau sur la place financière - tous des intervenants potentiels pour une telle formation de pointe. À plus long terme, une initiative semblable serait envisageable dans le domaine des sciences statistiques, vu l'implantation au Luxembourg de l'Office européen de statistique Eurostat. En ce qui concerne les orientations scientifiques, la loi laisse beaucoup de liberté au Conseil d'administration. C'est un avantage, mais tout reste à faire, constate Norbert von Kunitzki. S'il y a un large consensus parmi les décideurs politiques - comme le Premier ministre - qu'une université peut former quelques décideurs pour les hautes sphères de la finance ou des spécialistes en droit européen, tout comme pour la recherche en sciences naturelles ou la médecine - toujours à l'état embryonnaire, il est vrai -, les défenseurs des sciences humaines sont beaucoup moins nombreux. Raymond Bisdorff par exemple estime que " une société se reproduit par le savoir qu'elle transmet par l'éduca-tion ". Ce à quoi Norbert von Kunitzki répondrait que " la plupart des recteurs d'université sont avant tout utilitaristes ".

josée hansen
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