Sans discours clair sur le soutien à l’Ukraine, pas de pacte social pour la soutenir

Le Luxembourg au pied de la guerre

d'Lëtzebuerger Land vom 09.09.2022

« C’est difficile d’arriver à l’essentiel en ce qui concerne la guerre, la fantaisie y résiste souvent. »

Céline, Voyage du bout de la nuit

La population du Luxembourg est, comme dans les pays voisins, en train d’être frappée de front par les conséquences de la guerre en Ukraine. Le Statec a évoqué dans son flash sur la conjoncture du mois d’août une forte hausse des prix du pétrole (cent pour cent), du gaz (90 pour cent) et de l’électricité (35 pour cent), et prévu une inflation de 6,6 pour cent en 2022 et de 5,3 pour cent en 2023. Tendance confirmée par le directeur du fournisseur de gaz Enovos à la fin du mois. Le Premier ministre, qui a bien compris que le Grand-Duché, cette fois-ci, ne tirera pas si facilement son épingle du jeu, a convoqué une tripartite pour la fin septembre. Il veut parer au choc social qu’aucune statistique ne peut représenter pour l’empêcher de se transformer en troubles sociaux, quand après les fêtes et l’oubli de cet été, la réalité du coût de la vie à la rentrée s’imposera inéluctablement aux ménages à la lecture des décomptes des fournisseurs d’énergie et des comptes courants. D’autant plus qu’il est d’ores et déjà évident que les mesures de la dernière tripartite - rabais sur les carburants, crédits d’impôts, quelques aides directes, index différé, subvention par l’État des frais des réseaux de gaz – ne sont plus en mesure d’atténuer le choc économique majeur qui touchera et déstabilisera les ménages à revenus faibles ou moyens.

Contrairement aux acteurs économiques, sauf les fournisseurs d’énergie eux-mêmes, les acteurs politiques luxembourgeois ont été bien silencieux en cet été 2022 sur ce choc qui n’épargnera que le train de vie des dix pour cent des ménages dont les revenus sont les plus élevés. Ils ont été encore plus taiseux pour expliquer aux citoyens le sens des sacrifices qui leur seront imposés pour une période indéfinie par les effets du rationnement des livraisons de gaz et de pétrole qui sont la réponse de la Russie aux sanctions européennes prises contre les responsables de l’invasion de l’Ukraine et des secteurs stratégiques de l’économie russe.

Confusion et silences

De Jean Asselborn, le Nestor de la politique luxembourgeoise, ministre des Affaires étrangères depuis 18 ans, inoxydable point focal des sympathies populaires, surface de projection de ceux qui aimeraient que rien ne change, les citoyens auraient pu attendre qu’il leur livre des explications sur le sens de la crise qui s’amplifie dans les deux longues interviews qu’il a en juillet et en août accordées au Tageblatt et au Wort. Or ce ne furent d’abord que de longues lamentations sur la blessure narcissique que lui ont infligé les mensonges de son homologue russe Sergueï Lavrov. Quant aux sanctions, il a déclaré au Wort qu’elles ne servaient « à rien ». Bref, Asselborn, censé être un catalyseur de la confiance dans l’action gouvernementale, offrait tout au long de ses déclarations l’image peu rassurante d’un homme meurtri, inquiet, angoissé, confus, déstabilisé, balloté entre des trames discursives divergentes dont il était incapable de faire la synthèse tout en tombant dans le dos de l’UE.

Les membres du gouvernement interrogés sur les conséquences de la pénurie d’énergies, se sont eux abstenus de se référer à la guerre. Le ministre de l’Économie Fayot a fait part de sa crainte que le modèle social luxembourgeois ne soit mis à rude épreuve lors de la tripartite. Le ministre de l’Énergie Turmes a évoqué fin août, après les annonces tardives d’Enovos, « de nouvelles mesures gouvernementales ciblées pour aider tous ceux qui souffrent le plus de la hausse des prix du gaz. » Mais aucune référence explicite à l’Ukraine. Quant au Premier ministre, d’habitude si volubile, il n’a plus parlé en public de la guerre depuis son voyage à Kiev la veille de la fête nationale.

Pourquoi ce silence ? Le découplage des liens économiques et financiers avec la Russie et le détricotage des relations entre cercles de personnes nouées sur le long terme dans le cadre de ces liens s’avère plus compliqué que prévu. Le Luxembourg a depuis le début du XXe siècle entretenu avec les Russies qui se sont succédées – l’Empire des tsars, l’URSS, puis la Fédération de Russie, d’abord celle des oligarques sous Eltsine, puis celle des siloviki qui les encadrent depuis Poutine – des liens économiques importants, même pendant la guerre froide. Il existe dans ce creuset luxembourgeois où se mêlent les milieux politiques et économiques une peur réelle que la guerre qui est en cours conduise à une rupture qui serait irrémédiable de manière systémique et mettrait le Luxembourg, grand exploiteur de niches, médiateur intéressé, mais petit État, sur la touche après le conflit. L’on craint également qu’à terme, les relations avec la Chine, autrement plus importante, ne serait-ce que par sa mainmise sur deux banques systémiques et son rôle sur la place financière qui figure en troisième place des lieux destinés aux investissements chinois en Europe, ne soient affectées à un certain moment selon le même schéma.

Le Luxembourg comme plaque tournante financière est l’otage de ses médiations, des ouvertures qu’il a facilitées et des dépendances qui s’en sont suivies. Les choses se compliquent depuis que la Russie et la Chine ont affirmé avec force leurs nouvelles ambitions face aux avancées occidentales sur ce qu’ils considéraient leur terrain, comme en Ukraine, et face aux vides créés par les réajustements stratégiques de leurs concurrents occidentaux, comme au Proche et Moyen Orients, en Afrique, dans l’Océan indien et le Pacifique.

Dans un tel contexte, le gouvernement luxembourgeois, voulant à long terme ménager la chèvre et le chou, ne joue pas vraiment franc jeu avec ses citoyens. Il traite ses derniers comme des simplets qu’il faut calmer à coups d’astuces redistributives que seul le budget limite, tout en essayant depuis 2015 de diluer leurs droits politiques et civils liés à la citoyenneté, notamment en les poussant à mettre l’accent sur leurs prétentions individuelles et moins sur leurs préoccupations politiques.

Expliquer la guerre

Vu les développements sur le terrain, le gouvernement luxembourgeois devrait, malgré ses réticences, commencer à expliquer pourquoi cette situation économique, pourquoi ces sacrifices, pourquoi avoir pris parti pour l’Ukraine, s’il veut éviter que ses citoyens refusent de le suivre ou ne se perçoivent que comme des victimes de manigances macro-politiques qui ne les regardent pas, mais dérèglent ou menacent leur vie quotidienne. Cette posture de victimes innocentes et harcelées par les vicissitudes de l’Histoire aisément adoptée au Luxembourg se lit d’ores et déjà dans les positions de nombreux syndicalistes, d’éditorialistes et évidemment dans les réseaux sociaux où convergent toutes les nuances du populisme et du nombrilisme sociétal.

Quel discours explicatif adopter ? Un type de discours qui court est basé sur l’indignation. Les crimes de guerre commis par la Russie obligeraient à la solidarité avec l’Ukraine et son peuple victimes de violences. Reste que ce type discours a aussi été tenu face à d’autres conflits, comme ceux du Proche-Orient, mais sans les mêmes implications : sanctions contre l’agresseur, qui répond par des sanctions qui affectent les États sanctionneurs ; livraisons d’armes ; soutien financier ; perspective pour l’Ukraine, pays divisé et en guerre, de devenir, un membre de l’UE et de l’Otan. Bref, l’indignation seule, aussi naturelle qu’elle soit face aux crimes de guerre commis, ne suffit pas pour expliquer que la solidarité ait été portée à un tel niveau d’intensité par les États occidentaux.

Un autre type de discours place cette guerre dans le contexte d’une lutte entre systèmes économiques, politiques voire civilisationnels : démocratie contre régime autoritaire, économie libérale contre cleptocratie, Europe ouverte contre Eurasie, etc.. Ce discours, dont on ne se prive pas outre-Atlantique et dans les cercles ultra-atlantistes européens, stipule par ailleurs que l’Ukraine ferait « partie de notre famille européenne », alors que rien n’est moins évident au regard de ses mœurs politiques violentes que huit ans d’Accord d’association avec l’UE n’ont pas réussi à gommer, qu’elle est une démocratie, « a solid and well-grounded parlamentary and presidential democracy », pour citer la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen lors de sa visite à Kiev le 13 juin 2022, une affirmation qui marque plus une tendance qu’une situation, et un État de droit, alors que la même von der Leyen doit admettre que l’on pourrait mieux faire. Ce type de discours n’appelle pas seulement à soutenir l’Ukraine, qui, victime d’une agression russe qui viole chaque jour et à tous les niveaux les règles élémentaires du droit international et de la guerre, doit l’être. Il appelle à s’identifier à elle. Il conduit à une idéalisation et une héroïsation des Ukrainiens qui lutteraient d’abord pour nous, membres de la même famille, et incarneraient toutes les vertus guerrières, qu’ils possèdent assurément, et nos valeurs démocratiques et d’État de droit, ce qui n’est que partiellement vrai. Le problème de ce discours est qu’il vise un renversement du modèle politique de l’adversaire, une victoire finale et totale. Même s’il ne fait pas l’apologie de conquêtes territoriales ni ne justifie d’avance des crimes de guerre, comme le fait le discours civilisationnel eurasiste des nationalistes russes, il se base sur une russophobie primaire avec son corollaire, la culpabilité collective des Russes, et une ukrainolâtrie souvent aveugle. Il n’est utile ni dans la guerre, ni pour une paix future.

Pourtant, un autre discours, plus en adéquation avec l’histoire du Luxembourg depuis 1919, serait également possible. Le salut du Luxembourg comme État a toujours été assuré, vu sa petite taille et donc son incapacité de miser sur la force pour influer sur le cours des choses, par son adhésion au droit public international et au langage diplomatique contraignant qu’il génère, et par sa fidélité aux pactes et alliances contractés. Ceux-ci lui ont garanti jusque-là, et ce ne fut pas une mince affaire, de survivre comme petit État aux deux conflits mondiaux du XXe siècle, son intégrité territoriale et sa souveraineté, fût-elle, comme c’est le cas aujourd’hui, au sein de l’UE et de l’Otan, partagée et/ou assortie d’obligations économiques et sécuritaires nécessaires et proportionnelles aux protections garanties.

Ce discours consisterait à mettre plus clairement en avant la préservation de l’indépendance et de la souveraineté de l’Ukraine, mais surtout le corollaire de ces impératifs, le rétablissement de son intégrité territoriale, y compris la Crimée, et peu importe son régime politique. En 1991, le Luxembourg a bien soutenu la première guerre contre l’Irak pour chasser son armée du Koweït que Saddam Hussein voulait annexer. Or, le régime des émirs n’avait rien de sympathique. Avec une telle approche, le Luxembourg se positionnerait dans la logique qui a finalement rétabli et garanti sa propre existence, et ce dans un contexte où trois grandes hypothèses sur l’issue de la guerre sont instamment discutées : un « Diktatfrieden, une défaite de l’Ukraine ou un retrait de la Russie.

L’hypothèse « Diktatfrieden »

La première hypothèse, le Diktatfrieden, serait une paix imposée à Kiev par ses alliés pour nombre de raisons : un conflit ruineux pour leurs économies et fatal à leur stabilité politique interne ; un approvisionnement de l’Ukraine en armes nouvelles tellement exigeant en termes de quantité et de qualité qu’il peut, au-delà des coûts, compromettre, en période de ruptures intermittentes des chaînes d’approvisionnement et de pénurie de composants de tout ordre, la dotation adéquate des armées des puissances occidentales, y compris celle des États-Unis. Un aspect largement discuté outre-Atlantique. Cette issue est évidemment rejetée par l’Ukraine. À supposer qu’elle soit à un certain moment acceptée, elle ouvrirait la voie à une reconnaissance de fait des conquêtes russes et à une amputation du territoire de l’Ukraine telle qu’il a été reconnu depuis 1991.

Une telle paix, endossée par les puissances occidentales, les conduirait à jeter aux orties tout ce qui leur a servi de boussole depuis septembre 1939, quand la France et l’Angleterre sont entrées en guerre contre l’Allemagne qui envahissait la Pologne, après s’être encore reniées à Munich un an auparavant en acceptant d’abord le dépeçage de la Tchécoslovaquie démocratique, puis son occupation. Elles ne sont pas entrées en guerre en 1939 parce qu’elles éprouvaient une grande sympathie pour le régime militaire et antisémite de Varsovie qui s’était encore servi au printemps 1939 d’un morceau de territoire tchèque, Teschen, qu’Hitler lui avait laissé en pâture. Ils l’ont fait parce que les violations du droit international commises par Hitler les mettaient en danger, tout comme l’invasion de l’Ukraine met en danger la stabilité du continent européen, de ses marges et de ses alliés.

Bref, une paix imposée à l’Ukraine qui subirait des coupes territoriales ne serait pas dans l’intérêt du Luxembourg, petit pays comme il y en a tant d’autres dans l’Europe morcelée, et qui a, comme nombre de ses partenaires, notamment les nouveaux États européens, tout à redouter des capitulations sur les grands principes de l’inviolabilité des frontières reconnues. Nul besoin pour arriver à cette conclusion de nourrir des sympathies particulières pour l’Ukraine. Même si elle était une dictature, il serait approprié que l’UE et l’Otan n’acceptent pas qu’elle fût dépecée par l’agresseur.

S’y ajoute qu’une paix imposée ne pourrait se faire sans garanties de sécurité occidentales. L’historien et politiste allemand Herfried Münkler a récemment mis judicieusement en avant que de telles garanties de sécurité dans le cadre d’un « Diktatfrieden » supposent que si la Russie devait rompre d’éventuels accords et de nouveau avancer sur le territoire ukrainien, les puissances devraient automatiquement intervenir, bref entrer en guerre contre la Russie. Or, les chefs d’état-major de l’Allemagne et de la France, le premier au printemps déjà et le deuxième en août, ont été très clairs. La Bundeswehr ne pourrait pas, dans son état actuel, défendre le territoire allemand, et l’armée française, qui n’est plus la grande muette, n’est pas en mesure de soutenir une guerre conventionnelle à haute intensité sur le territoire européen. Les forces conjuguées de l’Otan sont actuellement en mesure de dissuader la Russie d’une attaque contre un des États membres de l’alliance. Mais de là à entrer directement et délibérément dans un conflit ? Sans parler de l’acceptation politique d’une telle option par les citoyens de l’UE à l’état actuel des choses.

L’hypothèse « défaite de l’Ukraine »

Une autre hypothèse, celle que l’Otan et l’UE veulent à tout prix éviter, c’est la défaite de l’Ukraine cédant aux coups de boutoir russes. Elle entraînerait l’afflux de millions de réfugiés en provenance d’Ukraine et par ricochet éventuellement du Belarus, une déstabilisation multiple dans de nombreux États membres, notamment dans les ceux limitrophes de l’Ukraine, des tensions intenses aux frontières entre la Russie et des États membres de l’Otan, notamment celles des pays baltes avec leurs minorités russes, un prétexte pour la Russie de combler le « Suwalki gap ».Ce qui lui permettrait à la fois de désenclaver Kaliningrad et de couper l’accès terrestre entre le reste de l’UE et les États baltes , des risques de séparatisme interne dans l’UE, notamment du côté de la Hongrie et de la Bulgarie. La Moldavie serait une proie facile. La Serbie aurait la voie libre pour déstabiliser la Bosnie-Herzégovine et le Kosovo. Et, en cas de victoire de l’extrême-droite aux élections italiennes du 25 septembre, la cohésion relative des grands États membres de l’UE pourrait être compromise.

Éviter cette défaite de l’Ukraine sera un processus à la fois nécessaire, risqué et extrêmement coûteux, qui aura un impact sur la vie de tous les citoyens, dans un premier temps surtout sur la vie des ménages à revenus faibles et moyens. Les gouvernements européens, dont celui du Luxembourg, devront donc tout faire pour que l’inflation, qui est le contrecoup de la politique de sanctions, ne débouche pas sur une crise sociale et politique. Il est difficilement envisageable qu’en période d’argent renchéri et de hausse des prix, les promesses d’allègements fiscaux qui profitent aux déciles supérieurs puissent être tenues. Malgré les contrefeux des partis libéraux de tout acabit, les gouvernements européens devraient pratiquer des ponctions fiscales sur tous les revenus élevés des personnes physiques et des entreprises à des fins de redistribution sociale, de réarmement stratégique et de réorientation énergétique, sans oublier le soutien à l’Ukraine, s’ils veulent un minimum de consensus sociétal sur la question ukrainienne. Comme à d’autres moments cruciaux de l’histoire depuis 1914, ce qu’on appelle les élites européennes seront confrontées à une épreuve où elles ont souvent échoué : soutenir avec des moyens extraordinaires l’ordre économique, politique et social qui les a portées à la tête de la pyramide sociale.

L’hypothèse « retrait de la Russie »

Reste l’hypothèse d’un retrait de la Russie du territoire ukrainien parce qu’elle serait dans l’incapacité de soutenir l’effort militaire que cette occupation exige suite à des défaites sur le champ de bataille, ou, plus probablement face à une impasse militaire débouchant sur une guerre d’usure. La restauration d’une Ukraine exsangue dans toute sa souveraineté irait de pair avec une déstabilisation de la Russie, vraisemblablement aussi du Belarus. Car il apparaît de plus en plus clairement que Poutine survivrait difficilement à un retrait. Un retrait de l’Ukraine serait ressenti par le camp nationaliste russe comme une défaite humiliante qui exigera une revanche, et par le presqu’introuvable camp démocratique comme un signal de changer éventuellement de régime politique. Des troubles civils, des mouvements d’émancipation dans les républiques fédérales non-russes, une déstabilisation du Caucase et de l’Eurasie, des séparatismes dans la partie extrême-orientale aux confins de la Chine, une instabilité aux frontières russes, une incertitude autour du statut de Kaliningrad pourraient résulter d’un tel mouvement tellurique, sans oublier les vagues de réfugiés en provenance de Russie et, dans un sens contraire, les tentatives d’en finir avec les minorités russes dans les pays baltes, où l’on tient les Russes pour collectivement responsables de la guerre actuelle. L’UE aura du pain sur la planche, ne serait-ce que pour faire respecter ses normes en matière de droits fondamentaux chez soi.

La restauration de l’intégrité territoriale de l’Ukraine, Crimée comprise, serait cependant, au regard du droit international, en adéquation avec les intérêts à long terme du Luxembourg comme État souverain. Elle serait la seule solution qui ne créerait pas en Europe le précédent depuis 1945 qu’un grand État puisse se voir reconnaître des conquêtes territoriales acquises par la force au mépris des règles jusque-là reconnues entre les puissances. Cette issue impliquerait, sauf surprise démocratique non impérialiste à Moscou, une paix armée aux frontières de l’UE et de l’Ukraine et un processus d’adhésion de celle-ci selon les règles en vigueur du pays à l’Otan et à l’UE. Même sans garanties de sécurité formelles tant que les armées européennes ne seront pas prêtes pour soutenir un conflit de haute intensité sur le continent, alors que le chef du bureau du président Zelenski, Andrëi Yermak, n’a eu cesse de les exiger en vue de la victoire de son pays dans des tribunes relayées par la presse internationale au cours de l’été, l’Ukraine sera de fait couverte par un parapluie stratégique occidental. Bref, il n’y aura, à moyen terme, pas de paix véritable en Europe. La question russe et la question ukrainienne domineront, quelle que soit l’issue de la guerre, la politique de l’Europe continentale pour de nombreuses années. Dans ce contexte, tous les États membres de l’Otan et de l’UE devront se réarmer et réviser leurs politiques militaires, y compris en termes d’effectifs, voire de type de recrutement, pour parer à ce qui va se passer sur les frontières et pour sécuriser le nouveau mode développement économique et énergétique qui sera à l’ordre du jour pour parer au possible déclin d’une Europe grevée par la division continentale.

En finir avec la confusion

Sur cette question de l’issue de la guerre, qui est riche en implications, le discours officiel du Luxembourg a été avare en mots clairs. Il a fallu attendre le 24 août et la fête de l’indépendance ukrainienne pour lire un tweet discret du Ministère des Affaires étrangères dont le texte est plus univoque que les déclarations de Bettel et d’Asselborn depuis le début de la guerre : « Six months after the start of the brutal and illegal war of aggression by Russia, #Luxembourg reaffirms its unwavering commitment to Ukraine‘s sovereignty, independence and territorial integrity. » Reste que, primo, le verbe « reaffirm » étonne, et que deuxio, un tweet institutionnel n’est pas un message d’un responsable gouvernemental qui en endosse personnellement le contenu. Comme geste politique, c’est bien, mais on pourrait faire mieux. À l’instar du Premier ministre belge Alexandre De Croo, qui a tweeté en son nom le même jour : « Crimea is an unalienable part of Ukraine. »

Les responsables luxembourgeois savent très bien que profiter à de nombreux égards, du monétaire au militaire, du parapluie d’autres États n’est pas un bénéfice unilatéral. Mais de l’autre côté, ils sont soumis à des pressions contraires issues de l’histoire des pratiques économiques de la place des dernières cinquante ans. Se cacher, louvoyer et tergiverser, autant de variations du « principe de prudence » font partie de l’habitus diplomatique du Luxembourg. De plus, si le Grand-Duché devait idéalement s’aligner sur ses alliés et expliquer les enjeux d’un conflit dangereux et qui influera sous peu sur l’ensemble du quotidien de ses citoyens, il se trouve que ses alliés, ne seraient-ce que ses voisins allemands et français, ne brillent pas non plus par la clarté de leur discours à l’égard de leurs propres citoyens quand il s’agit de leur expliquer les enjeux et l’issue du conflit qu’ils souhaitent.

C’est ce contexte trouble qui a visiblement jeté Jean Asselborn hors de son orbite vers des prises de position erratiques, notamment au Tageblatt. Même si l’on peut supposer qu’en son for intérieur, il préfère que l’intégrité territoriale de l’Ukraine soit rétablie, il ne l’a jamais dit lui-même ouvertement. Il entérine bien, mais à son corps défendant, la nouvelle politique d’armement du Luxembourg, menée à tambour battant par François Bausch, qui ne veut pas que les Luxembourgeois soient des « Luusserten », mais uniquement pour que le Luxembourg puisse continuer à participer aux décisions en Europe et dans l’Otan. Il ne croit pas à une solution à la guerre avant les élections législatives d’octobre 2023, donc dans plus d’un an, « außer wenn Putin dann sagt, ich habe den Donbass, ich habe den Zugang zum Schwarzen Meer, mir reicht das jetzt. » Au journaliste, qui lui fait remarquer que ce ne serait pas vraiment une base de discussion pour les Ukrainiens, il rétorque : « Trotzdem kämen alle dann wenigstens in eine Diskussion hinein. Aber solange Russland angreift, ist ein Dialog nicht möglich. » Comprenne qui voudra. Asselborn, qui ne croit pas non plus que les sanctions puissent changer la donne, penche en juillet pour le Diktatfrieden . Son Ministère tweete en revanche en août en faveur du rétablissement de l’intégrité territoriale de l’Ukraine qui n’ira pas sans un retrait russe. Lors de sa conférence de presse du 6 septembre, Asselborn admet qu’il appartient à l’Ukraine de dire quand il y aura des négociations, se moque d’une question de journaliste qui veut savoir si le Conseil de gouvernement a délibéré des positions du Luxembourg et ne pipe pas un mot sur la question de l’intégrité territoriale. En termes de consistance et de confiance qu’elle est censée créer, la diplomatie luxembourgeoise peut mieux faire.

Vers un vrai débat politique

Un gouvernement taiseux, mais tendu, un Premier ministre jusque-là introuvable sur la question ukrainienne, un chef de la diplomatie tout sauf néophyte qui fait étalage de ses blessures d’amour-propre et dont les propos confus tirent à hue et à dia au lieu d’expliquer le sens du cours des choses, une armée renflouée financièrement qui peine à recruter des soldats professionnels et volontaires, métiers de refuge soudain devenus métiers à haut risque, des partis politiques sans messages éclairants, des citoyens inquiets des charges à venir dans un contexte d’inflation qui s’emballe, des syndicats et un patronat sur le qui-vive social, un pays qui se balance de fêtes d’été en grande kermesse de début d’automne, goûtant aux derniers plaisirs avant des temps pressentis moins fastes, le tout assorti d’un rating AAA, triple cache-misère suggérant la nostalgie du statu quo, alors que rien ne sera plus pareil, avec une grande année électorale en perspective où pour se faire élire, il faudra selon la tradition louvoyer, tergiverser, ne pas se fixer : Serait-ce la rentrée de tous les ratages et l’année de tous les dangers ? Ou bien, par miracle, l’année d’un débat politique qui donnerait un sens à travers un intérêt bien compris aux épreuves et sacrifices que les résidents du Luxembourg, comme leurs voisins, auront fatalement à affronter et à subir, non, vivre, pour soutenir l’Ukraine en lutte pour son existence (et son intégrité territoriale) et ne pas faire de cadeaux à Poutine, l’insatiable envahisseur ?

Victor Weitzel
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