d’Land : Les infrastructures du Net sont un terrain de guerre, les logiciels de potentielles armes et les données des munitions. Vous aviez négocié avec le précédent gouvernement pour que les investissements publics dans le dual use ou la cybersécurité soient éligibles dans les dépenses de défense pour l’Otan. Où en sont ces investissements aujourd’hui ?
Gerard Hoffmann : C’est plus d’actualité que jamais. Aujourd’hui on fait de plus en plus face à des attaques armées à l’intelligence artificielle. On ne sait pas toujours quelle est l’origine. Il faut se doter des mêmes armes que l’attaquant. On discute avec le gouvernement pour qu’il s’arme également. On aimerait que dans sa stratégie cybersécurité, il prenne un rôle plus marqué de coordinateur entre les différents acteurs avec un centre opérationnel de sécurité qui ferait l’intermédiaire entre les différentes sociétés et le secteur public localement.
N’est-ce pas la vocation de la Luxembourg House of Cybersecurity ?
Celle-ci répond à un besoin d’alignement. Nous demandons un centre technique, une tour de contrôle opérationnelle et automatisée, qui est connecté à tous les centres techniques des acteurs existants, privés et publics pour répondre en temps réel. En cas d’attaque chaque minute compte.
Comment jugez-vous l’écosystème luxembourgeois en matière de cybersécurité ?
Aucune société ne produit elle-même des infrastructures. Tout est importé, principalement des États-Unis. Il n’y a que très peu de création d’outils. On est en très grande majorité dans le service de la cybersécurité. Mais des centaines d’ingénieurs travaillent en la matière, que ce soit chez Proximus, chez nos concurrents ou encore auprès des entités pas forcément spécialisées de nos clients.
Comment l’État peut-il investir davantage dans la défense ?
Il faut à Luxembourg davantage de start-up de l’IA et de la cybersécurité qui produisent de la propriété intellectuelle. Les jeunes pousses amènent de nouvelles technologies et génèrent un niveau supérieur d’innovation. Ça vaut pour la cybersécurité et ça vaut surtout pour l’intelligence artificielle. On peut citer comme exemples Passbolt, gestionnaire de mots de passe qui fait partie du portefeuille du Digital Tech Fund. Dans l’IA il y a la success story de Talkwalker, fusionnée avec le canadien Hootsuite ou encore Hélical montée par des Luxembourgeois et financée par un venture capitalist français. Il faut s’assurer qu’une partie du deal flow des start-up passe par le Grand-Duché.-Il ne faut pas se contenter des investissements publics dans Meluxina.
D’un point de vue technique, est-ce que les infrastructures de connectivité luxembourgeoises sont compétitives ?
Oui. L’infrastructure luxembourgeoise est l’une des meilleures. Mais là où le bât blesse, c’est le financement. On arrive encore à attirer les sociétés au début de leur vie. Mais après, quand il y a un besoin de financement conséquent, il n’y a souvent pas les fonds à Luxembourg pour le scale up. Là, il faut que Luxembourg essaye d’améliorer l’écosystème. Les pistes sont toujours les mêmes : la fiscalité des fondateurs et des fonds d’investissement, mais aussi la régulation, donc la possibilité de créer des structures juridiques supervisées et spécifiques pour certaines activités.
L’enveloppe qui va être dédiée à la défense, peut-elle être une aubaine pour ce secteur ?
Bien sûr, avec cet argent supplémentaire, il faut s’assurer qu’au niveau de la défense, on pousse le dual use, qu’on pousse les activités qui sont établies à Luxembourg et celles qu’on veut y attirer. Est-ce qu’on va réussir à tout dépenser au Luxembourg ? Peut-être pas, mais on doit faire le maximum. L’IT peut faire beaucoup, mais il faut que ça rentre dans les priorités de l’Otan. On est dans un système international où le Luxembourg doit défendre sa place.
Justement, le sommet de l’Otan arrive fin juin. Qu’est-ce qu’ICT Luxembourg veut faire valoir ?
L’État doit positionner l’industrie de la cybersécurité et de l’IA, à côté de celle de l’espace par exemple. Aux États-Unis, vous avez des grands contrats de défense que l’État donne à l’industrie et ça se négocie sur des années. En Europe, on connaît ça surtout dans le domaine civil. À Luxembourg par exemple, la Commission européenne consomme beaucoup d’IT, mais elle n’a pas de vocation défense. On a des discussions stratégiques avec le gouvernement. Il faut les mettre en musique main dans la main. Une fédération de la défense permettrait de mieux s’organiser pour ce genre de discussions avec le gouvernement.
Vous êtes associé à Lux Connect et Paul Konsbruck (ancien dircab de Xavier Bettel, Premier ministre) dans le cadre du projet Clarence. Est-ce que ce cloud souverain inédit revêt un intérêt particulier dans le contexte de guerre hybride et de militarisation de l’économie ?
Ce cloud souverain est né d’une réflexion qui a démarré sous le premier mandat du président américain Donald Trump. On ne pensait pas tout de suite à la défense, mais plutôt à une meilleure maîtrise du Luxembourg sur ses données. La maîtrise des données est une question de souveraineté pour l’État, mais aussi beaucoup d’organisations privées. Nous avons sondé le marché et regardé quelles seraient les options possibles. Nous avons discuté avec les grands acteurs (comme Microsoft ou Amazon) et avons retenu la solution de Google.
Le fait que le système d’opération appartienne à Google ne pose-t-il pas une question de souveraineté ? Si, par exemple, un jour Trump demandait à Google de stopper la coopération ou de siphonner les données ?
Les Allemands peuvent aussi couper l’électricité. La souveraineté à cent pour cent n’existe pas. Tout est interconnecté, du câble jusqu’au logiciel en passant par l’unité de traitement graphique. Au niveau de l’opération et des données, on est complètement déconnectés. Google ne sait pas qui est le client final si on ne lui dit pas. On est sous juridiction luxembourgeoise.
Clarence a-t-elle trouvé sa clientèle ?
Les deux clients qui sont connus publiquement sont la CSSF et le CTIE. On l’a onboardé vendredi dernier. Sur le plan commercial, il y a beaucoup d’intérêt, pas uniquement du Luxembourg. On a aussi régulièrement des visites de services gouvernementaux étrangers, soit pour devenir clients, soit pour répliquer la chose.
À propos de Google, le géant de Palo Alto a récemment ouvert un bureau au Luxembourg. Parallèlement au projet de centre de données à Bissen, évoqué depuis 2015 et dont vous êtes à l’origine. L’on sait que vous aviez soumis l’intérêt du Luxembourg à votre ancien camarade de Stanford avec qui vous buviez un café en marge d’une visite de la Fedil dans la Silicon Valley. Pouvez-vous en dire plus ?
C’est correct. On avait fait une première proposition de site en 2015 qui n’avait pas marché faute d’accord des propriétaires des terrains. La deuxième tentative s’est révélée plus concluante et Google a racheté les terrains fin 2017. La commune et l’État s’étaient livrés à une course contre la montre pour rassembler tous les compromis pour la « mission de la dernière chance » en Californie le 14 juillet 2017. Les demandes de permis sont en cours. Tout est entre les mains de Google. Quand l’autorisation de construire sera acquise, il appartiendra à Google de décider quand et dans quoi ils vont investir.
Un Google qui s’installe au Luxembourg, qu’est-ce que cela signifie en termes d’activité ?
Évidemment, l’activité data center réside au cœur. Mais je dirais que c’est également un signal très fort pour la stratégie luxembourgeoise de devenir un centre européen de l’IT. Google est un acteur majeur. Un tel investissement serait un signal fort avec un développement comparable à celui d’Amazon en volume. Un centre de données attire des talents. Il s’agit d’une activité très spécialisée et d’une technologie très exigeante. Cela constituerait aussi un pôle d’attraction pour les start-up désireuses d’utiliser le data center, combinant la capacité de calcul et les intérêts de la juridiction luxembourgeoise. C’est tout un écosystème qui se créera le cas échéant.
Plusieurs ministres ont assisté à l’inauguration des bureaux de Google en février, dont le chef du gouvernement. Que peut faire l’État luxembourgeois pour inciter l’entreprise à s’installer ici ?
L’État a accompli un travail exemplaire. Les chemins sont courts à Luxembourg. Et c’est également ce que j’entends auprès de mes contacts chez Google. Ils ont beaucoup de respect pour les autorités luxembourgeoises. Le Premier ministre lui-même participe régulièrement aux réunions. J’ignore les détails, mais je sais que le gouvernement se montre présent.
La présence de Trump à la tête des États-Unis ne nuit-elle pas à la projection de tels acteurs à l’étranger selon vos contacts dans la Silicon Valley ?
Des sociétés comme Google ou Amazon sont devenues internationales. Elles ne sont plus seulement américaines. Elles sont évidemment influencées par la politique de Trump et certaines ont annoncé des investissements très importants aux États-Unis. Mais elles vont continuer à investir dans ce qui leur bénéficie à l’international, des technologies qui seront déroulées, comme éventuellement à Bissen. Tant que l’industrie investit et que l’économie tourne, on n’a rien à craindre. On a vu que le climat entre les États-Unis et l’Europe restait quand même constructif. On vit une disruption, pas une relation destructrice.
Zuckerberg (Facebook), Musk (X), Bezos (Amazon) ou Cook (Apple) ont participé à l’investiture de Donald Trump. C’est l’oligarchie, non pas du pétrole et du gaz, mais de la donnée. Ça n’inquiète pas en Europe, cette connivence entre la tech et le pouvoir américain ?
On peut avoir ce genre de réflexion. Pour nous Européens, ces scènes sont inhabituelles. Mais rappelons-nous qu’avant les grands de la tech aujourd’hui, il y avait les grands de Wall Street autour du président américain. Le côté positif est qu’il s’agit ici d’une industrie, de la real economy qui reprend, quelque part, sa place. Wall Street est bien sûr toujours là. Il faut financer l’industrie. Mais on a recréé un certain équilibre au niveau du pouvoir entre la finance et la tech. Je trouve ça assez positif. Maintenant, c’est une question de style aussi. Espérons que la tech et l’industrie s’affirment également en Europe, il faut arrêter le déclin.
Il y a aussi cette volonté d’inspiration libertarienne, très présente dans la tech, de lever au maximum les réglementations. Cet esprit se diffuse ici aussi au Luxembourg…
C’est une bonne question. Écoutez, je pense que dans toute société, il y a toujours différentes forces qui agissent. Il y a des forces en faveur d’un cadre plus restrictif. Il y a des forces plus libérales. Il faut trouver un équilibre. On a des institutions quand même. Aux États-Unis, on a un président, il y a un congrès et il y a la justice, le troisième pouvoir.
L’état de droit y vacille quand même…
On peut avoir cette impression. Je dirais qu’il est trop tôt pour juger. En tout cas, les États-Unis ont cette grande tradition des checks and balances. Il faut laisser s’opérer l’équilibre des pouvoirs. Qu’une industrie se rapproche du pouvoir… du temps de Rockefeller, c’était le pétrole qui dirigeait le pays. Ensuite, il y a eu d’autres industries. À un certain moment, ce fut l’armement. Et maintenant, c’est la tech, OK, mais c’est le jeu de l’équilibre des pouvoirs qui, finalement, va remettre l’Église au milieu du village. À Luxembourg, c’est exactement la même chose. J’ai confiance en les institutions, au Grand-Duché et en Europe, face aux différents jeux d’influence.
Il y a cet adage : « Les États-Unis innovent, la Chine copie et l’Union européenne régule. » Est-ce que cette capacité de l’Union européenne à réguler un marché de l’Internet et de l’IA ne serait pas justement la carte à jouer ?
Là aussi, c’est une question d’équilibre. L’Europe régule bien sur certains aspects. Il y a quand même des succès importants comme la protection des données (RGPD), devenue le gold standard, en d’autres endroits aussi comme en Californie. D’un autre côté, certaines applications restent inaccessibles en UE parce que les Apple, Google et autres Meta n’ont pas encore franchi le cap de se conformer à certaines régulations. Le consommateur européen se voit privé de certaines fonctions dont les Suisses et les Anglais bénéficient. Il faut que l’UE s’arrange pour qu’on ne perde pas notre accès à toutes les technologies. Pour moi, la dimension business friendly est essentielle et doit guider tout l’effort de régulation. Et il y a des avenues sur lesquelles l’UE peut se lancer, comme l’IA Act ou le sandboxing regime (création d’un environnement de test pour les nouvelles technologies comme la conduite autonome ou des nouvelles fonctionnalités sur les téléphones, ndlr). Ce qui compte, c’est bien sûr l’agilité du régulateur. Et là, le Luxembourg a une carte à jouer.
Pourquoi Apple, qui avait failli s’installer au Luxembourg, ne l’a-t-elle pas fait ?
Apple s’était pourtant installée avec iTunes quand l’e-commerce pouvait encore être facturé avec la TVA luxembourgeoise dans toute l’Europe. Ils sont partis pour rejoindre leur centrale européenne en Irlande en 2016. Bien que j’aie entendu des rumeurs, je ne spéculerai pas pourquoi le Luxembourg n’a pas été retenu pour leur data center. Le monde change vite, il ne faut rien exclure pour l’avenir. Le Luxembourg peut être compétitif sous de nouveaux aspects. Pourquoi ne pas proposer à Apple de tester leur produits d’IA sous le futur régime de bac à sable de la CNPD pour l’IA Act ?
Biographie
Gerard Hoffmann, 62 ans, est le visage de l’écosystème luxembourgeois des technologies de l’information depuis plus d’une décennie. Il est président honoraire d’ICT Luxembourg, chapeaute le GT Intelligence Artificielle à la Chambre de commerce et dirige Proximus, opérateur Télecom et IT pour particuliers (Tango) et professionnels, dont l’administration publique. Proximus est le descendant de Telindus, ancienne filiale informatique de l’Arbed où Gérard Hoffmann a commencé à travailler dans les années 1990 au sortir d’un prestigieux parcours académique : diplôme d’ingénieur à l’ETH de Zurich, maîtrise en économie à Saint-Gall et doctorat à Stanford (thèse sur un algorithme de gestion d’une infrastructure de production de semi-conducteur).