C’est une usine originale dont la première pierre a été posée ce lundi près de Pau, dans le Sud-Ouest de la France, sur un ancien site gazier de TotalEnergies. Une fois opérationnelle fin 2026, elle sera en effet « la première usine de recyclage et de séparation de terres rares lourdes au monde hors de Chine ». Menée sous l’égide de la start-up Caremag, la construction, d’un coût de 216 millions, est financée à peu près à 50-50 par la Jogmec, une entité publique japonaise créée en 2004 pour sécuriser l’accès de son pays aux matières premières vitales, et par l’État français. Les deux principaux clients seront le groupe énergétique nippon Iwatani (pour ses éoliennes) et le constructeur automobile Stellantis (pour ses moteurs électriques). L’usine sera finalement cinq fois plus grande que ce qui était prévu à l’origine, car, destinée initialement au recyclage de mille tonnes d’aimants par an, elle en traitera finalement le double. Elle va également raffiner 5 000 tonnes de concentrés miniers. Sa production annuelle sera de 800 tonnes de terres rares légères et de 600 tonnes de terres rares lourdes, « soit à peu près 15 pour cent de la production mondiale actuelle », ce qui en fera un leader incontesté dans la production de ces matériaux précieux dans la transition énergétique.
Un projet qui va dans le sens de la stratégie de l’UE de réduire sa dépendance presque totale vis-à-vis de la Chine dans le domaine des « terres rares », ces métaux indispensables à la fabrication des composants high-tech des voitures, des ordinateurs et des smartphones, mais aussi des éoliennes, des robots et d’une foule d’autres objets. Leur demande est appelée à exploser dans les années à venir.
Le terme prête à confusion, comme l’affaire ukrainienne l’a révélé. Sur le plan scientifique, les terres rares constituent un groupe spécifique de 17 éléments métalliques, aux propriétés optiques, magnétiques ou chimiques exceptionnelles. Dans le langage courant, on leur ajoute une trentaine de « métaux stratégiques » (leur liste n’est pas précisément établie) comme le lithium, le cobalt, le gallium, le nickel ou le tungstène, considérés comme essentiels pour l’énergie, l’industrie ou la défense. La Chine contrôle de longue date leur production, assurant plus de 70 pour cent de l’extraction mondiale, devant les États-Unis, le Myanmar et l’Australie. « Le Moyen-Orient a son pétrole, la Chine a ses terres rares », déclarait dans les années 1980 son principal dirigeant Deng Xiaoping. Le pays détient également une position dominante dans le raffinage et la transformation de ces minerais, et possède environ 37 pour cent des réserves, devant le Vietnam (vingt pour cent), la Russie et le Brésil (environ quinze pour cent chacun), plaçant le reste du monde dans un rapport de dépendance marqué.
En 2023 et en 2024, les restrictions chinoises sur les exportations de gallium et de germanium ont illustré la capacité de Pékin à utiliser ses ressources comme un levier stratégique dans le cadre des relations commerciales avec les États-Unis et l’UE. Face à ce risque, l’UE se mobilise depuis plus de dix ans, avec le projet EuRARE (2013-2018) qui avait pour objectif principal de poser les bases d’une industrie européenne des terres rares qui soit durable et économiquement viable. En 2020, la Commission européenne a lancé un « Plan d’action sur les matières premières critiques » (34 ont été identifiées) visant à réduire sa dépendance et à sécuriser ses approvisionnements.
Parmi les dix engagements concrets, pris à moyen et long terme pour y parvenir, figure la création d’une Alliance européenne des matières premières. Apparue dès 2020, elle fédère les industriels du secteur et identifie des projets d’extraction et de recyclage de terres rares en Europe. Dans la continuité de ce plan d’action, le Conseil européen a adopté en avril 2024 le Critical Raw Material Act (CRMA), qui concrétise la stratégie de l’UE sur ces matières essentielles, avec des objectifs ambitieux pour 2030 : extraire de son sous-sol dix pour cent de sa consommation, en raffiner quarante pour cent et en recycler 25 pour cent, sachant que dans les trois cas on part d’un niveau très faible voire nul.
L’objectif d’extraction pourrait être atteint et même dépassé dans les prochaines années. Dans le département de l’Allier, au beau milieu de la France, un des plus grands projets miniers de l’UE démarrera début 2028 : évalué à un milliard d’euros il permettra, chaque année jusqu’en 2050, d’extraire 34 000 tonnes d’hydroxyde de lithium, de quoi alimenter 700 000 batteries. Des explorations prometteuses ont déjà eu lieu dans le sud de la Bretagne, dans le nord de la Corse et dans tous les massifs montagneux. Le pays bénéficie aussi des ressources de ses possessions lointaines (la Guyane ou la Nouvelle-Calédonie, qui pèse à elle seule un quart des réserves mondiales de nickel), comme le Danemark de celles du Groenland, mais peut-être plus pour longtemps. Ailleurs en Europe, le plus grand gisement connu de terres rares a été découvert en janvier 2023 à Kiruna dans le nord de la Suède. Contenant environ un million de tonnes, il contribuera fortement à l’indépendance de l’UE.
En matière de recyclage, malgré leur coût et leur délai de mise en œuvre, des initiatives comparables à celle de la Caremag dans les Pyrénées pourraient voir le jour dans d’autres pays de l’UE puisque la « matière première » est disponible. L’objectif de développement du raffinage sera plus compliqué à atteindre, car il nécessite la construction de nouvelles usines. Il en existe encore peu en Europe, la plus grande étant située en Estonie : elle produit environ 3 000 tonnes d’oxydes de terres rares par an, soit deux pour cent de la production mondiale. Le secteur étant très capitalistique, le montant des investissements à consentir est élevé. Un soutien public important, pouvant couvrir jusqu’à quarante voire cinquante pour cent du prix des installations, doit être envisagé. Mais il est toujours possible de relancer des sites existants qui ont été délaissés : ainsi depuis 2022 le groupe belge Solvay réactive ses compétences et ses machines dans son usine de La Rochelle pour « produire à grande échelle des oxydes de terres rares séparés pour aimants permanents ». L’investissement prévu, qui pourrait dépasser cent millions d’euros, sera subventionné par le gouvernement français et par l’UE.
Pour compléter ses objectifs d’extraction, de raffinage et de recyclage, l’UE a décrété qu’aucun de ses membres ne pourrait dépendre à plus de 65 pour cent d’un pays tiers pour ses importations de terres rares. Ce souhait s’est rapidement traduit par la recherche d’une diversification des approvisionnements auprès de pays « sûrs » ce qui exclut actuellement la Russie, l’Ukraine et même les États-Unis. En revanche, des accords ont été signés avec le Canada et l’Australie. Mais le meilleur partenariat pourrait être conclu avec la Norvège, où a été découvert en juin 2024, dans le sud-est du pays, un gisement de 8,8 millions de tonnes de terres rares. La première phase de production nécessitera d’y investir 870 millions d’euros environ d’ici 2030.
Malgré les efforts de l’UE, plusieurs obstacles freinent la mise en œuvre d’une stratégie cohérente et efficace. Le principal est celui de l’hétérogénéité des États membres au regard de leurs besoins en terres rares. Certains pays, comme l’Allemagne, sont fortement engagés dans le développement de technologies vertes et sont particulièrement intéressés par un accès sécurisé aux terres rares pour alimenter leur industrie des énergies renouvelables. D’autres, notamment en Europe du Sud et de l’Est, semblent moins motivés par les objectifs fixés par le CRMA.
D’autre part, et c’est un paradoxe, alors que les terres rares sont utiles à la transition énergétique en raison de leur rôle dans la production d’énergies renouvelables, leur exploitation peut aussi provoquer d’importants dégâts sur l’environnement, à cause notamment de la pollution générée et des conséquences pour la biodiversité. L’extraction génère par exemple 1 300 à 1 600 m³ de déchets d’excavation pour chaque tonne d’oxydes de terres rares produite. Ils peuvent contaminer les sols et les nappes phréatiques, d’autant que certains peuvent être radioactifs. Le raffinage utilise des produits chimiques toxiques et des acides, avec le même effet. L’air est également pollué, avec des risques sur la santé humaine.
L’activité minière détruit la végétation naturelle et les terres agricoles mais elle affecte aussi le milieu maritime (extraction intensive de sable, exploitation des fonds marins). Très gourmande en énergie, l’exploitation des terres rares est aussi très consommatrice d’eau, un problème-clé à l’heure du changement climatique avec la multiplication des périodes de sécheresse. À cause de cela, les populations, bien que sensibles à l’impératif de réduire la dépendance en terres rares, ne veulent pas de leur exploitation chez elles. C’est le fameux syndrome « Nimby ». De fait, dans toutes les régions concernées, les opposants se mobilisent face aux projets miniers. Les autorités ont du mal à faire face à ces réticences. Elles promettent une exploitation plus écologique des terres rares, avec, pour le lithium par exemple, des émissions de CO2 potentiellement réduites de 70 pour cent par rapport à la moyenne mondiale. Elles mettent aussi en avant la protection assurée par la réglementation, notamment la directive de mai 2018 sur les déchets miniers et le Règlement de mai 2023 sur la déforestation, qui prévoient des « plans de réhabilitation » et des remises en état.