Théâtre

Juge et partie

d'Lëtzebuerger Land du 21.06.2019

Peut-on tuer 164 personnes, condamnées dans un avion détourné, pour sauver un stade de 70 000 spectateurs ? Une vie en vaut-elle quatre ? Et si l’un de vos proches était dans l’avion, l’abattrez-vous ? Sculptant ainsi des questions exaspérantes et frustrantes de non-réponse, Terreur est une pièce-procés engageant un double jeu entre fiction et réalité, pour y creuser un vide juridique, et par la même, questionner l’humain et son libre arbitre.

Ferdinand von Schirach, connaît bien son sujet, criminaliste de profession, il se spécialise dans le droit criminel et se fait un nom dans le milieu, plaidant à plusieurs reprises contre les Services fédéraux allemands. Comme romancier il se fait connaître en utilisant des cas de ses archives personnelles pour alimenter ses écrits. Depuis Crimes et Coupables, ses premiers recueils de nouvelles, il distille des récits policiers tirés de faits réel.

Avec Terreur, sa première pièce de théâtre, c’est au procès fictif d’un militaire que l’auteur ancre son histoire, la scène pour tribunal, le public pour juré et sentencier. Activement d’ailleurs, à l’issue de la pièce, on nous demande de voter : « coupable » ou « non coupable ». Le résultat du vote offre donc deux dénouements, deux fins au choix, livrées à la décision de la majorité, sans qu’il n’y ait une réponse morale et juste à tout ça. L’Arche Editeur, qui publie le texte, poursuit même l’idée par un vote sur son site Internet, comptabilisant pour l’heure 72 pour cent de votes condamnant le soldat.

C’est crispant, autant que dans le réel, en Cour d’assises, où la vie d’un homme est entre les mains d’une poignée, ici, au théâtre en l’occurrence, nos « mains » de spectateur…

Une situation qui résonne d’ailleurs avec l’accusation qui engage cette pièce, celle d’un seul homme qui a pris la vie de centaines pour en sauver des milliers. À priori, rien n’est ni blanc ni noir dans ce spectacle, et puis, quand dans le texte, le président explique en préambule, « nous ne représenterons pas une pièce de théâtre, nous ne sommes pas des acteurs », sommes-nous encore au théâtre ?

Ainsi, Terreur, ne badine pas avec la complexité morale. Du reste, von Schirach ne parle pas d’histoire mais, comme au tribunal, de « fait » : 26 mai 2013, 21h21, le major de l’armée de l’air Lars Koch abat, sans y être autorisé, un avion de ligne de la Lufthansa, détourné par des terroristes. Il tue les 164 passagers de l’appareil et sauve 70 000 spectateurs présent à Munich pour une rencontre internationale de football.

L’audience qui suit nous est adressée. En tant que juré dans ce procès, c’est à nous de décider du sort du Major Koch, de le dresser en héros ou en criminel. Antoine Colla – à l’ouverture ce jour-là – prend l’annonce pour citer les quelques lignes de références à cette pièce inhabituelle, « l’audience à laquelle vous allez assister est un peu particulière… ». Nous voilà plongés dans deux heures d’ambivalence de sentiments, chacun des personnages alimentant son propre bord, nous faisant tituber de l’un à l’autre.

Quatrième représentation d’une série de onze dates, en ce mercredi soir, les comédiens semblent faiblards. Mais c’est peut-être la ligne voulue car cela n’empêche une grande justesse dans le ton et une maitrise pointue du propos. Myriam Muller, assistée d’Antoine Colla, dans une mise en scène collective, tranche volontairement dans la sobriété. Les personnages sont dépouillés de nature, de personnalité, seul le texte guide notre façon de les identifier. Les comédiens sont ainsi découverts de costumes, habillés d’une chemise blanche et d’un pantalon gris. C’est le texte, au centre de la mise en scène, qui personnifie chacun d’eux. Unique artifice de scénographie, un miroir déformant placé au lointain nous fait entrevoir d’autres « gueules » à ces personnages, sans que l’idée aille nécessairement plus loin.

Tous très convaincant, les protagonistes de Terreur livrent un dilemme, ressort de notre vision de la condition humaine. Dans un contexte de « guerre », lié au terrorisme en tant que menace constante, comme on nous le précise, avons-nous le droit de mettre en balance l’une ou l’autre vie ? Pouvons-nous désobéir à la constitution ? Et, plus encore – comme se défend le Major : « les passagers de l’avion avaient conscience du risque qu’ils prenaient dans un tel contexte » – assumons-nous ce « risque » en allant dans un bar, au cinéma ou au théâtre présentement (lieux devenus les champs de bataille des hostilités) ?

Des questions foutrement complexes, qui surviennent après les nombreux attentats perpétrés en Europe qui ont cloués nos vies. Des événements qui influencent forcément notre jugement, pourtant, telle une mauvaise prédiction, Ferdinand von Schirach avait posé ses questionnements avant même les attentats du 13 novembre à Paris, ceux de Bruxelles en mars 2016 ou ceux qu’a connu l’Allemagne. C’est donc apparemment une pièce plus humaniste que politique qu’on nous montre. Jouant de nuances pour nous balloter d’une opinion à l’autre, nous laissant à nos conflits intérieurs. En fait, on finit même par se sentir « jugés », notre décision n’étant pas assez claire pour la signer avec certitude.

À l’image de la série culte Tribunal diffusée jusqu’au milieu des années 90 en France, Terreur, tenu par le collectif du Théâtre Centaure, est un véritable drame qui nous plonge dans une réalité palpable, celle d’un État constitutionnel qui déteint face au terrorisme, ne sachant comment s’y adapter juridiquement et surtout moralement. Reflet d’une époque pessimiste et anxiogène, où les politiques s’emploient à « terroriser » justement, Terreur se positionne comme une expérience sociale où l’on parle d’humanité et son contraire. Et quoi de mieux qu’un théâtre pour engager le débat ?

Terreur de Ferdinand von Schirach, traduction Michel Deutsch, avec Joël Delsaut, Fabienne Elaine Hollwege, Brice Montagne, Brigitte Urhausen, Raoul Schlechter, Jules Werner, mise en scène Myriam Muller, assistant à la mise en scène Antoine Colla, scénographie et costumes – Christian Klein ; en tournée en automne.

Godefroy Gordet
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