L’amour sans le faire

Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 21.03.2025

Max et Alessa sont sur le point de terminer leurs études à Bruxelles. Comme beaucoup de jeunes de leur génération, ils s’inquiètent de leur (sur)vie dans un monde qui va mal : entre la crise climatique, les guerres qui persistent, les violences policières de plus en plus légitimisés, les flux migratoires instrumentalisés par une extrême-droite qui subrepticement recolorie en brun la carte de l’Europe, l’horizon est plus que jamais fermé comme un couvercle baudelairien – même si l’auteur d’Après nos désirs ne partage pas le mépris que le poète français vouait à la Belgique, pays d’élection d’Antoine Pohu et pays du déclin et de la mort de Charles Baudelaire.

Que faire quand on vit dans une ville-monstre qui partout célèbre cette hydre aux innombrables têtes qu’est le néolibéralisme sauvage tout en multipliant hypocritement des « vitrines de bonne conscience » ? Comment s’inscrire dans un futur dont les perspectives se réduisent face à un « capitalisme écocide », voire « totalicide », quelle forme de lutte embrasser, entre « colère et joie », manifestation et danse, dissolution dans l’alcool ou dans la ferveur de la rébellion politique – et pourquoi choisir entre les deux, d’ailleurs ?

Autour de Max, qui aime les gens sans parvenir à désirer leurs corps, gravitent d’abord les amis bruxellois : il y a Raph, ami tout en douceur, Violette, qui aime trop la fête, l’alcool et la drogue, et Alessa, avec qui Max est donc dans une sorte de relation ouverte et platonique, puisqu’ils se prodiguent bien des caresses sans coucher ensemble, le volet sexuel de la vie amoureuse d’Alessa semblant être pris en charge par Marie, avec qui les choses ne sont pourtant pas faciles, qui transcende le sexe en une question politique.

Et puis, il y a la grand-mère dont il s’étonne de ne rien savoir de sa vie et de ses amitiés, les parents à qui il a du mal à narrer son existence bruxelloise, les amis perdus de vue qu’on ne revoit souvent que pour mesurer l’écart qui se creuse avec celui qu’on est devenu et avec qui la magie d’antan peut parfois resurgir au détour d’une confession. Ceux-là s’attendent à ce que Max referme ce qu’ils considèrent comme une parenthèse bruxelloise pour qu’il se construise, comme tant d’autres, une petite et confortable existence de prof de langues.

Alors que Max évoque son quotidien entre engagement politique et soirées tirant jusqu’au petit matin, entre déambulations diurnes consacrées à la recherche et l’écriture de son mémoire et virées nocturnes vouées à l’ivresse des sens et de l’amitié, le récit, lui, se construit comme un va-et-vient entre la vie urbaine et celle d’avant, décrite pendant les retours au bercail, où Max a du mal à reconnecter avec la famille et le décor champêtre.

Après nos désirs est un roman de l’indécision, de la perte d’orientation et de l’aliénation : tandis que le narrateur déploie les épisodes de sa vie comme un yoyo dont le fil s’emmêlerait tout en s’imaginant d’autres existences possibles, l’auteur, lui, s’essaie à une série d’expérimentations narratologiques et ontologiques comme pour sortir du carcan d’un récit qui embrasserait par trop la binarité de modes de vie dont ses personnages n’arrivent pas à sortir.

Une de ses expérimentations aboutit à un monde fantastique où Max s’imagine accompagner Alessa sur les traces de Coton-Tige, un personnage-épouvantail énigmatique que les deux suivent dans un univers construit à même la dissolution du réel, sur quoi se crée alors, au cours d’un poème en prose qui n’est pas sans rappeler un Antoine Wauters, une esquisse d’une réalité alternative, sorte de bardo dont surgissent différents lieux s’effritant presqu’aussitôt – un manoir, un paysage escarpé, un marché.

« La dystopie qui nous attend »

Pour qui connaît l’œuvre encore jeune mais déjà prolifique d’Antoine Pohu, Après nos désirs donne l’impression d’un hybride entre son premier (La quête) et son deuxième roman (Parfois la nuit se tait) : On y trouve les allers-retours entre un récit qui vire vers le fantastique et un autre plus prosaïque de La quête – et on y retrouve l’amour de la musique, l’hymne à l’amitié, la quête de sens d’une jeunesse désorientée ainsi que les déambulations nocturnes dans une capitale belge qui devient un personnage d’un monde dévoué au capitalisme que l’auteur esquissait déjà dans Parfois la nuit se tait.

Pourtant, s’il est un vrai plaisir de voir comment l’écriture de Pohu s’affine et se cisèle de livre en livre, si le travail sur les métaphores, malgré une fois encore la présence intempestive d’images un peu éculées que l’auteur a le malheur de répéter à outrance (« les bouts de puzzle taillés à la pièce »), est partiellement très réussi (les agendas qui « deviennent un Tetris ») et que l’auteur parvient, entre périodes aux tournures alambiquées et phrases plus haletantes, à allègrement rythmer son récit, Après nos désirs est peut-être son roman le moins abouti, qui essaie de cacher le manque de profondeur des propos en multipliant les niveaux diégétiques et les expérimentations formelles. Comme si, confronté au flou sémantique de son récit, l’auteur avait cherché à recourir à des pirouettes formelles.

Plutôt que de s’essayer à une vraie analyse poétologique du néolibéralisme, Pohu se contente de scander que le monde va mal : il est « rongé jusqu’à l’os », il « nous pète de partout autour des oreilles », il « brûle », il est « abîmé », il « s’écroule ». Ce qui fonctionne comme slogan de manif donne l’impression, quand on le dissémine à longueur de roman, d’une accumulation de poncifs ne faisant qu’égratigner la surface du problème. Cette esquisse d’analyse s’empêtre ainsi dans un misérabilisme de constat dont on a parfois l’impression qu’il ne sert qu’à légitimer l’hédonisme de la bande : « faire la fête jusqu’au petit matin était une des dernières formes de résistance contre la voracité temporelle de l’utilitarisme. »

Pis, l’auteur reste également à la surface de ces personnages : qu’il s’agisse des problèmes d’addiction de Violette ou de cette amie perdue dans une dispute sur laquelle on sent planer le spectre de #metoo, de cet ami emporté par une tumeur ou des violences que subit Alessa dans des manifs, la vie des personnages secondaires reste abstraite, immatérielle, maintenue à distance par la tendance du narrateur à s’enfermer dans une description impressionniste et un peu narcissique de la vie des autres, filtrée par la manière dont elle se répercute en lui. On eût aimé qu’il prodigue à la chair de ses personnages le même soin qu’il met à évoquer la forêt qui entoure la résidence familiale.

Des innovations formelles – le récit enchâssé qui oscille entre surréalisme et fantastique, esquissant un univers fictionnel qu’il laisse en jachère ; les passages polyphones ; le changement de focalisation du narrateur ou encore l’irruption tout à fait gratuite de l’auteur qui se substitue au personnage –, on n’en comprend jamais vraiment la nécessité. Ces expérimentations n’étant ni assez poussées pour se suffire à elles-mêmes, ni assez ancrées dans la diégèse pour apporter beaucoup à l’univers de la fiction. Reste le plaisir narcissique de se regarder construire son propre monde fictionnel – un plaisir qui n’est pas toujours partagé.

On garde l’impression d’un texte abstrait, où l’auteur ressasse les angoisses d’une génération en s’enfermant dans des boucles d’inquiétudes, de leitmotive et de métaphores récurrentes, tantôt belles et réussies, tantôt éculées et redondantes, qui cherche à susciter une mélancolie couleur sépia. Il ne suffit pas d’invoquer le passé à coups de verbes embrayeurs comme « me souviens » et de « fantômes » pour qu’un texte soit hanté. Tout cela est bien dommage puisque, quand l’auteur arrête de recouvrir son texte de couches et de couches de sens et de non-sens, il lui arrive assez souvent de faire mouche, comme quand il fait l’éloge de la promenade et de la flânerie qui, inversant « le dogme de la productivité », fonctionnent « comme une superposition infinie de champs qu’on laboure ».

Après nos désirs, Antoine Pohu, Capybarabooks, 130 pages, 17 euros

Jeff Schinker
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