L’enjeu des étrangers dans la campagne électorale

Les Portugais à Esch-sur-Alzette

d'Lëtzebuerger Land du 13.10.2005
« L’homme qui émigre, n’émigre pas pour disparaître, mais pour s’épanouir. » António Cravo, Les Portugais en France et leur mouvement associatif (1901-1986), Paris, L’Harmattan/CIEMI, 1995, p.191.

Les Portugais constituent la vague la plus importante des personnes ayant migré au Luxembourg dans la deuxième moitié du XXe siècle. En 2005, 65 700 Portugais sont dénombrés au Luxembourg par le Statec soit 14,4 pour cent de la population totale et 37 pour cent de la population étrangère. L’immigration portugaise est souvent associée à la commune de Larochette. Mais les Portugais résident également dans d’autres communes, comme par exemple à Esch-sur-Alzette. Cette ville luxembourgeoise constitue l’un des trois terrains étudiés1 dans le cadre d’une recherche doctorale en science politique dont le thème porte sur les comportements politiques des Portugais résidents en Europe.

À Esch, la majorité des habitants possède une nationalité étrangère (50,2 pour cent). Les Portugais représentent la première population étrangère avec 8 143 individus dénombrés en 2004, soit un quart des habitants ou la moitié des étrangers possède la nationalité portugaise.

En instituant la citoyenneté européenne, le Traité de Maastricht donne le droit de vote et d’éligibilité aux élections communales et aux élections européennes à tout citoyen européen. En pratique, les étrangers communautaires ont pu se rendre aux urnes luxembourgeoises pour la première fois, en 1994, à l’occasion des élections européennes. En 1999, ils peuvent participer aux élections communales. Cette innovation fait alors des Portugais, immigrés travailleurs, des citoyens.

À l’échelle du pays, le taux d’inscription des étrangers pour les élections communales 2005 est évalué à 15,4 pour cent. Les Portugais ont enregistré la plus forte progression. De 4 896 inscrits en 1999, ils sont passés à 10 622 inscrits en 2004, soit une progression de 117 pour cent2. En effet, vingt pour cent des Portugais en âge de s’inscrire ont fait ce choix pour les élections communales de 2005. Esch-sur-Alzette traduit bien cette tendance au niveau local, puisque 2 143 étrangers sont inscrits sur les listes électorales dont 1 186 Portugais ; le nombre de Portugais potentiellement électeurs, à s’être inscrits, est estimé à environ vingt pour cent.

Avec ce nouvel électorat se pose la question de savoir comment le monde politique a réagi. Quelle est la place des étrangers portugais sur la scène politique locale luxembourgeoise en tant que candidats ? Comment les partis politiques se positionnent-ils par rapport à cet électorat ? Les programmes et les réunions politiques tiennent-ils compte de cette réalité ?

Comme il est démontré que les élections communales mobilisent plus les étrangers que les élections européennes, il est intéressant d’étudier le positionnement des partis politiques à l’égard de cet électorat, à travers les candidats présentés, le programme proposé et la langue utilisée.

Être étranger sur une liste : candidatures portugaises plurielles
L’engagement politique intense n’a jamais caractérisé le Luxembourg. Toutefois, l’engagement politique ne tend pas à disparaître et connaît des modifications dont l’une est l’émergence et la présence croissante des personnes étrangères au sein des mécanismes partisans, voire décisionnels. Ainsi, 160 étrangers se portent candidats à l’occasion des élections communales, dont 96 Portugais3. C’est une légère augmentation par rapport aux élections communales de 1999 qui comptaient alors 138 candidats étrangers dont 43 Portugais. Qu’en est-il au niveau local ?

Multiplication, diversification et féminisation des candidatures de nationalité portugaise
À Esch-sur-Alzette, treize candidats de nationalité portugaise4 se présentent sur l’ensemble des listes politiques. Ainsi, environ dix pour cent des candidats sont de nationalité portugaise. Cette proportion est plus importante par rapport aux élections communales de 1999. En effet, lors de cette consultation électorale locale à laquelle les citoyens européens prenaient part pour la première fois, cinq candidatures de nationalité portugaise sont recensées soit environ pour cent de l’ensemble des candidats.
Par ailleurs, en 1999, on remarque que les candidats portugais s’inscrivent majoritairement à gauche : sur cinq candidats, quatre se présentent sur une liste d’un parti de gauche. Ainsi les élections communales de 2005 marquent à la fois une multiplication et une diversification idéologique des candidatures de nationalité portugaise. Désormais, les partis de droite comptent, parmi leurs candidats, des Portugais ; même si leur nombre est plus faible que celui des candidats portugais à gauche, il faut noter que les partis politiques sont plus nombreux à gauche qu’à droite.

De façon générale, la majorité des partis politiques présentent en moyenne deux candidats portugais ; dans le cas où la candidature portugaise est binaire, elle est souvent composée d’un homme et d’une femme. À ce titre, l’entrée des femmes portugaises en politique est affirmée lors des élections 2005 puisqu’elles sont au nombre de six alors qu’en 1999, elles n’étaient que deux.

Il faut également noter que seuls deux candidats sur les cinq qui s’étaient présentés en 1999, ont reconduit leur candidature, ce qui conduit à un véritable renouvellement des candidatures portugaises, mais également à une précarité politique des Portugais : ces candidats visent-ils une carrière politique ?

Pour les communales de 2005, la moyenne d’âge des candidats portugais est de 36 ans. Parmi les candidats, il y a des personnes de la première génération mais essentiellement des personnes nés ou venus très tôt au Luxembourg, et scolarisés au Luxembourg. La maîtrise de la langue luxembourgeoise est alors présentée par ces candidats, comme un atout et une facilité pour évoluer dans le milieu politique luxembourgeois.

Profils des candidats de nationalité portugaise
À la lumière des entretiens réalisés avec des candidats portugais, deux types de profils de candidats de nationalité portugaise peuvent être dégagés : d’une part, les candidats multi-engagés et d’autre part, les candidats symboliques. Dans le cas des candidats portugais multi-engagés, l’engagement politique et la candidature aux élections communales constituent l’aboutissement d’un engagement associatif ou syndical. Le Conseil consultatif des étrangers peut également constituer un tremplin à l’investissement politique. Par ailleurs, certains candidats occupent des professions qui les confrontent quotidiennement à être au contact de problèmes qui nécessitent des résolutions d’ordre politique.

Il semble que leur statut professionnel ou associatif donne à ces candidats le pouvoir de critiquer, de proposer, voire de décider. Or, ils se sentent démunis de moyens au sein de la sphère associative et professionnelle, seul le domaine politique leur donne la possibilité de pouvoir s’exprimer, de se faire entendre en avançant des exemples rencontrés au sein de leurs activités associatives ou professionnelles. Par ailleurs, l’association se présente comme un lieu d’apprentissage des mécanismes politiques et favorise l’intégration au système politique. Ainsi, certains décrivent leur engagement politique comme la suite logique, le continuum de leur engagement associatif. Sur les listes des candidats, ces activités associatives sont indiquées. On peut avancer l’hypothèse que le statut associatif va venir renforcer la crédibilité de la liste, ainsi la notoriété associative peut être mise au service de la politique. D’autant plus que le système électoral luxembourgeois fonctionne sur le principe du panachage, obligeant ainsi les partis politiques à présenter des candidats dotés d’une certaine notoriété afin d’attirer le maximum de voix.

En revanche, pour les candidats symboliques, il s’agit d’une première expérience politique. Dans ce cas, la candidature est le fruit d’une sollicitation de la part des proches du milieu familial ou professionnel. Ainsi, le candidat a peu de connaissances politiques. Dans certains cas, les candidats présentés ne sont pas inscrits sur les listes électorales. Ces candidats n’expriment pas d’ambitions politiques : comme si participer à la campagne électorale était une fin en soi. Leur présence sur la liste est totalement symbolique.

De façon générale, ces personnes, indépendamment de leur origine, sont enclines socialement à entrer en politique. Dans ce sens, l’engagement dans une formation politique semble conditionné par des logiques sociales. Ainsi, dans les partis de gauche, on trouve plutôt des Portugais issus de la classe ouvrière alors que dans les partis de droite, ce sont des candidats exerçant plutôt une profession dans le commerce.

Par ailleurs et généralement, la politique n’apparaît pas comme un moyen de faire du communautarisme, mais plutôt comme une opportunité de s’exprimer au nom de l’intérêt général en s’intéressant à tous les problèmes que peut connaître une collectivité locale. Ainsi, plusieurs candidates portugaises se sont montrées particulièrement sensibles aux problèmes rencontrés par les femmes ou les jeunes.

Ainsi, la candidature de nationalité portugaise est plurielle dans le sens où d’une part, plusieurs Portugais se sont portés candidats, d’autre part, ces candidats appartiennent à des listes partisanes différentes et enfin, ces candidats présentent des profils divers. Ainsi, les partis politiques luxembourgeois ouvrent leurs listes aux candidats étrangers.
La présence d’étrangers aussi bien dans le corps électoral que dans l’offre politique, a-t-elle une influence sur les programmes des partis politiques ?

Parler des étrangers : une campagne électorale entre universalisme et différentialisme
L’ensemble des partis politiques parlent des étrangers dans leurs programmes. Mais comment en parlent-ils ?

Les incertitudes d’une dénomination. Les partis politiques utilisent différentes terminologies pour désigner les étrangers devenus citoyens. On parle de « citoyens non-luxembourgeois », d’« étrangers », d’« immigrés » ou de « population non-luxembourgeoise »… Parfois, dans le programme électoral d’un parti politique, plusieurs termes sont utilisés pour évoquer une même réalité : « citoyens étrangers » ou « habitants non-luxembourgeois ». Par ailleurs, des partis ont recours aux euphémismes : qui sont les « jeunes » ? Et la « mixité sociale » ne vise-t-elle pas une mixité ethnique ?

L’étranger : un citadin aux problèmes particuliers ? Dans la majorité des programmes des partis politiques, il y a une rubrique spécifique aux étrangers souvent intitulée « intégration ». Les mesures contenues dans cette rubrique présentent deux grandes dimensions. D’une part, une dimension linguistique : l’apprentissage du luxembourgeois est souhaité, que ce soit pour les enfants ou les adultes étrangers. D’autre part, la dimension participative : l’insertion sociale et politique des étrangers est valorisée.

Cependant, dans certains programmes, il y a des dispositions transversales à destination des étrangers : des mesures en faveur des étrangers sont glissées dans une rubrique générale comme celle de l’école, par exemple.

La plupart des partis s’inscrivent à la fois dans une perspective d’intégration des étrangers et de société multiculturaliste. Les mesures proposées témoignent de cette double tendance. Par exemple, les partis préconisent souvent un apprentissage de la langue luxembourgeoise pour les étrangers mais demandent également que l’administration tienne compte de la réalité plurilinguistique du pays.

Globalement, les programmes électoraux des partis politiques défendent d’une part, une certaine idée du multiculturalisme essentiellement portée par le plurilinguisme et d’autre part, une certaine idée de l’intégration sous le signe de l’universalisme qui fait de chaque individu « un habitant » (terme neutre qui véhicule des idées de cohésion et d’égalité) et « un citoyen » (participation politique). Les programmes des partis politiques sont le reflet d’une hésitation face à l’électorat étranger ; une hésitation quant à leur dénomination, quant à leur place au sein du programme et indirectement au sein de la société locale. Ainsi les partis politiques sont tiraillés entre une conception universaliste et une conception différentialiste de la société luxembourgeoise. Cette tension est visible également à travers le phénomène de l’utilisation de différentes langues lors de la campagne électorale.

Parler étranger : la place ambiguë de la langue portugaise dans la campagne électorale
Le plurilinguisme au Luxembourg et la perception de l’importance du corps électoral portugais semblent légitimer l’emploi de la langue portugaise dans l’espace politique local.

« Les Portugais font partie de la commune, il faut leur parler ! » ainsi s’exprime un membre d’un parti politique eschois. La majorité des partis politiques a eu recours à l’usage de la langue portugaise que ce soit à travers la diffusion d’un tract, d’un programme électoral, de la rédaction d’un article dans le journal du parti ou encore lors de l’organisation d’une réunion politique. Le choix de la procédure ne dépend pas du positionnement idéologique; il semble que ce soient les moyens matériels du parti qui orientent celui-ci vers l’organisation d’une réunion ou la rédaction d’une partie du programme en langue portugaise.

En effet, il est moins onéreux d’organiser une réunion en langue portugaise ou de faire un tract plutôt que de prévoir le programme électoral en plusieurs langues. Ainsi, les « petits » partis politiques ont plutôt tendance à privilégier la tenue de réunions. Cependant, quelle que soit l’option choisie, cet effort linguistique de la part des partis politiques est la manifestation d’une prise de conscience d’un électorat potentiel auquel il est nécessaire de s’adapter et de s’adresser. Par ailleurs, les candidats portugais présents sur les listes sont parfois les porteurs de tels projets à destination de la population portugaise.

Ainsi, certains partis, comme le DP, ont choisi de diffuser leur programme électoral en plusieurs langues dont le portugais. D’autres ont préféré rédiger un tract en langue portugaise, tel est le choix de l’ADR. Parfois, cette initiative a été laissée à un parti politique portugais de la même tendance idéologique que le parti luxembourgeois ; à l’exemple du parti La Gauche Ainsi, le parti portugais (Bloco de Esquerda) appelle les citoyens portugais à prendre part à l’élection communale et à donner leurs voix au parti politique luxembourgeois La Gauche. L’espace politique communal repose alors sur une configuration triangulaire : d’une part, l’électorat portugais, d’autre part, le parti politique portugais et enfin, le parti politique luxembourgeois soutenu. Le parti politique portugais est un intermédiaire dans la transaction électorale et vise à mettre en confiance l’électorat portugais, puisque cette procédure suppose une identification partisane plus aisée de la part du citoyen portugais.

Dans les réunions publiques, la langue portugaise a pu être utilisée. Il s’agit essentiellement de réunions d’information sur les projets du parti à destination de la population portugaise. D’ailleurs, ces réunions ont lieu dans des quartiers notoirement portugais. Cependant, l’auditoire portugais attendu est faible, voire inexistant. Lors de ces réunions, les candidats de nationalité portugaise prennent la parole pour expliquer en portugais à leurs compatriotes présents dans la salle le programme du parti.

Lors d’une des réunions, un candidat luxembourgeois s’est aussi exprimé en portugais pour souhaiter la bienvenue aux personnes portugaises. Par ailleurs, une association portugaise (Les amis du 25 avril) a organisé à Luxembourg-Ville, une réunion à la destination des Portugais. Cette réunion a rassemblé des candidats portugais de toutes les tendances politiques et de plusieurs villes luxembourgeoises. Chaque candidat a présenté le programme électoral de son parti, en portugais, à un auditoire d’une vingtaine de personnes.

Par ailleurs, la presse écrite portugaise au Luxembourg peut être perçue par les partis politiques comme un moyen de diffuser ses idées. Ainsi des partis politiques (LSAP ou le CSV) ont publié, dans le journal Correio, des affiches dont les slogans sont en portugais. En outre, présenter ses projets sur les ondes des radios portugaises devient un passage obligé de la campagne électorale pour l’ensemble des partis politiques. Ainsi, la campagne électorale des communes se fait également par le biais des médias portugais au Luxembourg.

Quoique n’étant pas une des langues officielles du pays, le portugais trouve toute sa place dans une campagne électorale locale où les citoyens portugais sont perçus comme un électorat potentiel. Orale ou écrite, la langue portugaise vise à s’adresser à une partie de l’électorat de la ville.

Portugais aux élections : instrumentalisation ou démocratisation ?
Selon l’opinion commune, si des Portugais sont sur les listes et que la langue portugaise est utilisée pour véhiculer les idées du parti, c’est uniquement à des fins électoralistes : attirer les voix des électeurs portugais. Ce qui n’est pas choquant en soi car le but du parti politique est, comme celui d’une entreprise pour reprendre la métaphore de Michel Offerlé, de capitaliser des voix. Ce qui est plus paradoxal, c’est que le système luxembourgeois fonctionne sur le modèle de l’intégration et que les élus représentent l’ensemble des habitants du Luxembourg et non pas une catégorie de ceux-ci. Et même si des études en France ou en Belgique ont montré qu’il n’existe pas de «vote ethnique», ce thème ne contribue pas moins à structurer les attitudes, les comportements et les stratégies des acteurs politiques.

Ainsi, dans un contexte électoral, les Portugais traditionnellement considérés comme invisibles et dépolitisés, deviennent un enjeu visible et se mobilisent dans une certaine mesure. Finalement, les candidats de nationalité portugaise se sont/ont été intégré(s) par les partis politiques luxembourgeois.

Même si l’intégration politique des Portugais, en tant qu’électeurs et candidats, reste faible et inachevée, elle semble en bonne voie. Et le spectre des listes non-nationales que les ressortissants communautaires présenteraient pour prendre le pouvoir au niveau communal, spectre qui était avancé comme argument contre le droit vote aux étrangers, s’est avéré être une hantise sans fondement réel.
1 Cette étude est réalisée grâce au soutien du Fonds national de la recherche du Luxembourg. Roubaix et Ixelles respectivement sont les terrains français et belge de cette étude comparative. Je remercie Stade, l’unité de recherche interdisciplinaire sur l
Malika Ghemmaz
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