Myopies

Édito

d'Lëtzebuerger Land du 10.05.2024

En septembre dernier, Georges Mischo (CSV) a affiché au grand jour son ignorance en matière de droit du travail, en revendiquant l’indexation du salaire social minimum (SSM). (Celui-ci est indexé depuis 1956.) Deux mois plus tard, le formateur Luc Frieden en fera son ministre du Travail. Mischo doit se repencher sur le dossier. Une directive européenne concoctée par le socialiste Nicolas Schmit force le gouvernement CSV-DP à revoir le niveau du SSM, ou du moins à en définir les références et les critères. « Diskussiounsstoff ass et sécher. E wäert jo wuel kaum erofgoen… », lâchait le ministre il y a quelques semaines au Parlement.

Quatre jours après les législatives, la Chambre des salariés (CSL) a publié un « Portrait de la population au salaire minimum ». L’impact politique de cette étude très fouillée (174 pages) a été très limité. Elle concerne pourtant seize pour cent des salariés du privé, soit 66 000 personnes. À sa lecture, on apprend que 17,7 pour cent des salariés dans le commerce sont payés au SSM non-qualifié. Dans l’Horeca, ce taux monte à 36,7 pourcent. La CSL rappelle qu’il s’agit là de secteurs « peu ou pas exposés à la concurrence internationale […] et fortement dépendants du marché national et de la demande intérieure ». Dans l’industrie par contre, secteur d’exportation où les syndicats sont implantés de longue date, « seulement » douze pour cent des ouvriers sont payés au salaire minimum.

Si la moitié des personnes au salaire minimum ont moins de 25 ans, l’étude de la CSL relève que plus d’un salarié sur vingt qui gagne le SSM a plus de dix ans d’ancienneté dans sa boîte. Une part importante se retrouve donc « coincée » dans une précarité permanente. (Quelque 1 300 parmi eux sont même âgés de plus de soixante ans.) En valeur nominale (2 570,93 euros), le salaire minimum luxembourgeois reste de loin le plus élevé en Europe. Mais en le mettant en relation avec le pouvoir d’achat, les écarts se resserrent considérablement : Le SSM luxembourgeois n’est ainsi que 3,5 pour cent au-dessus du Smic français. Afin de garantir une évolution en harmonie avec les « conditions économiques générales et des revenus », le salaire minimum est réajusté tous les deux ans. Un mécanisme quasi-automatique que le nouveau gouvernement promet « maintenir ». Appliqué durant l’année pandémique 2020, il avait provoqué l’ire des lobbyistes patronaux : « La connerie humaine est incommensurable », tweetait Romain Schmit (Fédération des artisans). « Le pragmatisme s’évapore », se désolait Jean-Paul Olinger, alors directeur de l’UEL. (Il a repris la direction des Contributions directes le 1er mai.) D’après les calculs de la CSL, le salaire minimum non-qualifié n’a pas fait de grands bonds entre 2012 et 2023. La hausse réelle, hors inflation, aurait été de 1 pour cent par an.

Dans une carte blanche diffusée récemment sur Radio 100,7, Denis Scuto est revenu à l’étude de la CSL, dont il recommandait la lecture aux auditeurs. Selon l’historien de l’Uni.lu, la politique serait en train d’« invisibiliser » les personnes les plus vulnérables ; le pays régresserait à « une place financière clientéliste ». Scuto fustige « une politique, électoralement rentable, menée dans l’intérêt des couches privilégiés », tirant un parallèle avec le système censitaire du XIXe siècle. Il voit à l’œuvre « une déconstruction de la nation », alors que celle-ci s’est justement construite au cours du XXe siècle par l’intégration des paysans et des ouvriers.

Les Portugais représentent 21 pour cent, les Luxembourgeois 23 pour cent des personnes payées au SSM non-qualifié, alors qu’ils constituent treize respectivement 24 pour cent de la population salariée totale. « Être Luxembourgeois ne garantit pas d’emblée un haut salaire, alors qu’avoir la nationalité portugaise donne un risque sur cinq d’être parmi les moins bien rémunérés », en conclut la CSL. La question n’a pourtant joué aucun rôle durant la campagne des législatives, comme si elle ne touchait pas les Luxembourgeois. (Pas plus que la fracture territoriale n’a été un sujet aux communales ; bien que les inégalités deviennent de plus en plus obscènes : Le salaire moyen est de 4 072 euros à Wiltz, alors qu’il atteint 12 645 euros à Niederanven.) Le discours politique se braquait sur les desiderata d’une classe moyenne qui se perçoit comme l’éternelle victime. « De neie Luc » s’est adressé aux boomers nostalgiques de l’ordre et de la stabilité, auxquels il s’est présenté comme garant de la prospérité (et du mode de vie carboné). Les « breet Mëttelschichten » sont le fétiche et le fantasme de la politique luxembourgeoise. Dans l’imaginaire de Luc Frieden, elles représentent « 90 pour cent de la population » (RTL-Radio) et incluent « la quasi-totalité de la population » (Paperjam). Des estimations qui trahissent la myopie sociale du Premier ministre.

Bernard Thomas
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