La réforme constitutionnelle offre une surface de projection idéale aux fantasmes des antivax et aux ressentiments des populistes de droite. Une convergence qui risquera d’asphyxier le débat politique des prochains mois

« Ganz grujeleg Saachen »

Les députés ADR Fernand Kartheiser et Roy Reding
Photo: Anthony Dehez
d'Lëtzebuerger Land du 29.10.2021

See if it sticks Vingt-deux personnes s’étaient retrouvées vendredi soir au centre culturel de Walferdange pour écouter l’interprétation donnée par l’ADR de la révision constitutionnelle. Une audience largement acquise devant laquelle le parti dressa un tableau dystopique : « Demain, ils pourraient vous interdire d’avoir des animaux domestiques », au motif qu’ils produiraient trop de CO2, s’exclamait le député Roy Reding. « Ganz grujeleg Saachen » : Voilà ce que permettraient les nouveaux objectifs à valeur constitutionnelle. Le passage que « l’État veille à ce que toute personne puisse vivre dignement et disposer d’un logement approprié » est présenté comme une menace existentielle pour la nation des propriétaires. « Les Verts parlent déjà de sous-occupation des logements », avertissait Reding. La présidente des ADR-Fraën, Sylvie Mischel, renchérissait : « Ils vont calculer à combien de mètres carrés vous aurez droit. Pour vous faire partir, ils vont augmenter les impôts jusqu’à ce que vous pliiez. An dann kréie mir friem Leit an d’Haus ». Le député Fred Keup rappelait son héroïque entrée dans l’arène politique en 2015. Le vétéran du « Nee » reste vigilant, car « un jour, ils comptent réintroduire le droit de vote des étrangers par la petite porte ». « L’État pourra faire vacciner vos enfants, sans même vous demander », s’indignait Pierrette Koehler, présidente de la section ADR de Bettembourg. La nouvelle Constitution irait dans une « liewensfeindlech Richtung ». Alors que l’actuelle Constitution est une relique du XIXe siècle qui sent la naphtaline, Roy Reding déclara fièrement : « Mir hunn eng saugutt Verfassung ! »

Les questions de la salle partaient dans tous les sens. Un retraité s’enquérait de la fin du moteur à combustion. « C’est irréaliste de la fixer pour 2030 ; ça fait tellement économie planifiée… comme dans le communisme », répliquait Keup. Un adolescent en costume-cravate, sur lequel il avait épinglé un petit drapeau luxembourgeois, s’inquiétait de l’abolition du droit de battre monnaie du Grand-Duc. « Le gouvernement manque de clairvoyance historique », répondait Fred Keup. Une mère instruisant ses trois enfants à domicile craignait qu’on lui « enlève ce droit ». De nouveau, Sylvie Mischel fit monter la sauce : « C’est un gouvernement très idéologique. Son but est de faire exploser autant que possible la cellule familiale. Ils veulent sortir les enfants de la famille pour les endoctriner à l’école. Comme en RDA, comme sous le communisme, c’est ça la direction ». Elle évoqua l’éducation sexuelle (« dès l’âge de trois ans ! »), puis passa à la polygamie et aux « mariages d’enfants » que la nouvelle Constitution permettrait de revendiquer en Justice.

Le déclencheur Contacté par le Land, Gérard Koneczny dit vouloir profiter de sa nouvelle vie de retraité. L’ancien cantonnier aux Ponts et Chaussées ne s’attendait pas à provoquer une tempête politique en déposant, le 17 septembre, une pétition demandant l’organisation d’un référendum. Tout aurait commencé pendant la pandémie, alors qu’il passait « plus de temps sur Facebook ». Le retraité habitant l’Ösling y apprend que les partis centristes ont annulé leur promesse de tenir un référendum sur la révision constitutionnelle, ce qui l’aurait « un peu mis en colère ». De fil en aiguille, il tombe sur une brochure de l’ADR, puis se met à piocher la documentation parlementaire. L’idée de lancer une pétition lui serait venue « spontanément ». Depuis, Koneczny aurait certes eu « des contacts » avec l’ADR, mais ceux-ci seraient restés superficiels : « Ech gouf net ugestëppelt », assure le pétitionnaire âgé de soixante ans. Se lancer en politique, cela ne l’intéresserait « absolument pas du tout » : « Je suis quelqu’un de timide ». Or, Konesczny est également un homme entêté. En 2002, il avait ainsi réussi à faire annuler toutes ses amendes de stationnement, en exposant une faille dans le système – l’autorisation d’exploiter la banque de données où étaient stockées les contraventions avait expiré. La presse le célébrera comme « l’homme qui a fait sauter les PV ».

Depuis trois ans, Koneczny est membre du CSV. Il se décrit comme « conservateur », c’est-à-dire « ce que le CSV représentait pendant des décennies et ce qu’il ne représente plus aujourd’hui, ce que je trouve dommage ». L’ancien des Ponts et Chaussées défend les prérogatives du Grand-Duc, « même celles qu’il n’exerce plus ». À ses yeux, « la famille serait affaiblie vis-à-vis de l’État ». Les motivations de la pétition reprennent en gros l’argumentaire de l’ADR, ce qui n’a pas empêché le CSV d’en faire le baromètre déterminant sa position sur le référendum. Koneczny ne croit pas que sa pétition finisse par atteindre le seuil des 25 000 signatures que s’est fixé le CSV. Ce mercredi, elle a dépassé les 15 000 signatures, le nombre ayant plus que doublé en une semaine. Il reste moins de deux semaines avant la deadline, et le compteur est suivi de près par tous les acteurs politiques. Au-début, le cantonnier doutait même qu’elle réunisse les 4 500 nécessaires à l’organisation d’un débat public retransmis en ligne. Elle n’aura finalement pris son envol que quelques jours avant la soirée d’information au Tramsschapp du 9 octobre, alors que des appels à signer commençaient à circuler parmi les antivax. L’ancien cantonnier se dit très éloigné de cette nébuleuse. Il n’aurait « pas été très heureux » qu’elle s’exprime si « bruyamment » au Tramsschapp.

A perfect storm Cette conférence agit comme une sorte de stress post-traumatique chez certains députés, convaincus d’avoir assisté à la naissance d’une nouvelle frénésie populiste. Médusés, les partis du centre semblent incapables de monter une riposte. Au bout de seize ans de discussions raisonnées et raisonnables menées dans le gentlemen’s club de la commission des Institutions, ils se retrouvent happés par le maelstrom populiste. Alors que l’Irlande ou l’Islande avaient débuté leurs révisions constitutionnelles par une large ouverture à la société, le processus luxembourgeois restait une affaire d’initiés, menée par Paul-Henri Meyers (CSV) puis Alex Bodry (LSAP), deux des derniers députés capables de concevoir quelque chose comme une doctrine d’État. Or, leur approche circonspecte a créé une Pfadabhäng-
igkeit qui mène aujourd’hui droit dans le mur. Après l’alternance de 2013, le consensualisme s’est dissout dans le micmac des tactiques politiciennes, dont le revirement du CSV (d’Land du 22 octobre) n’est que le dernier exemple en date.

Les partis centristes avaient tenté de déminer le terrain et donné des gages aux nationalistes linguistiques et autres folkloristes. Le drapeau, les armoiries de l’État et l’hymne national furent ainsi inscrits dans la Constitution. Le luxembourgeois y trouva son entrée comme « la langue du Grand-Duché de Luxembourg ». Le Grand-Duc conserva son titre de « commandant de l’armée », et pourra donc continuer à porter son uniforme aux dîners de gala. Les amis des animaux furent également servis : les animaux se voient accordés le statut d’« êtres vivants non humains dotés de sensibilité ». (Le Conseil d’État se montra peu amusé par cet « abandon, du moins partiel, de l’anthropocentrisme ».) A priori, l’ADR se voyait donc forcé à faire campagne sur son suranné triptyque : monarchie, famille, souveraineté. Mais heureusement qu’il y avait la question de la procédure : la grande promesse trahie d’un référendum.

Ne manquait plus que le mouvement antivax pour allumer la mèche. L’objectif constitutionnel « l’État veille à faire bénéficier chaque enfant de la protection, des mesures et des soins nécessaires à son bien-être et son développement » se trouva illico réinterprété en obligation vaccinale. Durant seize ans, la Constitution n’intéressait quasiment personne en dehors des sphères institutionnelles. En quelques semaines, elle est devenue un sujet hyper-chargée en émotions. Alors qu’ils figurent dans de très nombreuses Constitutions récentes, les objectifs à valeur constitutionnelle sont relus au Luxembourg à la lumière glauque de la pandémie comme un complot sordide d’un État maléfique.

La semaine dernière, le conseiller d’État et ancien député socialiste Alex Bodry est remonté au front, publiant une longue lettre ouverte dans le Tageblatt abordant le passe sanitaire, l’obligation vaccinale et la Constitution. Comparant l’actuelle Constitution à sa version révisée et en intégrant la jurisprudence européenne dans son analyse, il admet ouvertement que ni l’actuelle ni la future Constitution ne pourront fournir une réponse définitive à la question de l’obligation vaccinale : « Diese ergibt sich durch die Abwägung der Rechtslage von Fall zu Fall ». Le ton de la lettre est désabusé. Son auteur appelle à un débat « serein » et « sachlich », mais avoue ne plus trop y croire. Quand un conseiller d’État doit expliquer qu’une réforme constitutionnelle n’est pas « das teuflische Werk von diktatorisch angehauchten Politikern », c’est en effet mal parti.

Alors que la bataille constitutionnelle se joue sur Facebook, la Chambre des députés vient de publier une annonce dans les quotidiens expliquant les principales révisions concernant la Justice. On y indique une URL sous laquelle le public est prié de consulter les documents : pas moins de 74 caractères. En attendant, c’est l’ADR qui domine le débat public et impose ses sujets. Le parti annonçait débourser 30 000 euros pour la première phase de sa campagne, un budget qui serait déjà dépassé, estime Fernand Kartheiser. Le parti a concocté une brochure, très efficace d’un point de vue propagandiste, qu’elle a fait diffuser en supplément du Wort et du Quotidien. Le Tageblatt ayant, par principe, refusé l’encart (qui lui aurait rapporté 12 000 euros), l’ADR dut également faire distribuer sa brochure dans certaines communes du Sud par la Poste. Le parti a organisé une flopée de soirées d’« information » dans les centres culturels à travers le pays. Pour la dernière ligne droite, l’ADR distribuera des tracts, diffusera des spots radios et tentera de récolter un maximum de signatures sur papier. Les Pirates, eux, avaient annoncé faire du porte-à-porte pour recueillir des signatures sur papier, et publié une annonce sur leur site pour recruter « motivéiert a fläisseg Leit » pour faire du porte-à-porte.

Assistera-t-on à une coagulation des peurs et ressentiments autour du débat constitutionnel ? À une alliance de circonstance entre, pour le dire de manière très caricaturale, yoga moms et fonctionnaires réacs ? La convergence entre antivax et droite populiste a déjà eu lieu dans de nombreux pays européens, le Luxembourg ne ferait finalement que rattraper son retard, dit la politiste luxo-néerlandaise Léonie de Jonge. Mais une telle alliance « illogique » ne serait pas viable sur le moyen terme. Une fois le momentum politique passé, elle finirait rapidement par se désagréger.

L’influenceuse Jessica Polfer combine victimisation antivax, conservatisme karthesien et méditations constitutionnalistes, le tout dans une esthétique Instagram. La jeune et éloquente femme de 26 ans, étudiante en master de psychologie (après avoir passé un bachelor en droit), fait figure de star montante dans le microcosme des marcheurs en blanc. Invitée il y a trois semaines sur BasTV, elle passait de l’hydroxychloroquine (« un médicament efficace ») à la protection des « minorités ». Il ne faudrait pas discriminer les « identités diverses », parmi lesquelles elle comptait « les personnes nées dans des familles qui sont d’office contre les vaccinations » ainsi que des « Leit, déi homeopathesch veranlaagt sinn ».

Jessica Polfer se filme assise en tailleur devant sa bibliothèque, parlant directement à la caméra. À la veille de la soirée au Tramsschapp, elle publie une vidéo sur Facebook dans laquelle elle invite à plusieurs reprises les internautes à regarder les discours du député ADR, Fernand Kartheiser. Elle s’offusque de ce que le Grand-Duc ne puisse plus sanctionner les lois votées par la Chambre (ce qui n’est pas vraiment une nouveauté), et craint que ce ne serait là qu’un début. Car après avoir « mis hors-jeu le Grand-Duc », le gouvernement court-circuiterait désormais les électeurs : « C’est la première fois dans l’histoire du Luxembourg qu’on ne demande pas l’avis du peuple ». Puis la jeune influenceuse se fait écho des parents antivax hantés par la peur que l’État leur retire l’autorité parentale. En conclusion, Jessica Polfer lance un appel à « [s]a génération », notamment aux jeunes de Fridays for future (« vous êtes super forts, je vous admire ») de se mobiliser contre la nouvelle Constitution. La vidéo compte 10 000 visionnages.

Bernard Thomas
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