Littératies plurilingues

Défis – ressources – opportunités

d'Lëtzebuerger Land du 18.09.2008

La complexité de la situation linguistique et culturelle luxembourgeoise et surtout celle des enfants en âge scolaire est bien réelle. Tous les enfants sont confrontés à plus d’une langue dans leur famille et, beaucoup d’entre eux, même à trois ou plus. Ceci est mis en évidence par une enquête récente sur les usages langagiers des enfants de trois à neuf ans1. La même enquête fait aussi ressortir que les trois langues les plus fréquemment parlées par les enfants avec les parents interviewés sont le luxembourgeois (pour 51 pour cent des enfants), suivi du portugais (19 pour cent), puis du français (14 pour cent). Pour toutes les autres langues (y compris l’allemand, l’anglais ou l’italien), ce taux est inférieur à trois pour cent. Si le luxembourgeois est employé à des degrés différents dans les contextes extrafamiliaux par tous les enfants en âge scolaire ainsi que par les frères et soeurs dans une partie des familles qui ne sont pas d’origine luxembourgeoise, les langues utilisées dans la famille ne se recoupent que partiellement avec les trois langues institutionnelles que les enfants apprennent et utilisent à l’école.

Dans ces conditions, même s’il faut toujours rester prudent en utilisant les chiffres de sondages, affirmer que la complexité linguistique de la société luxembourgeoise, avec sa diversité culturelle, ses plurilinguismes variés et son trilinguisme institutionnel, présente un défi pour le système scolaire, relève de la litote. Pour les élèves concernés et la société, l’enjeu se situe bien au-delà de la nécessité d’apprendre, dès le jardin d’enfants ou l’école primaire, une ou plusieurs langues nouvelles. Plus fondamentalement, la confrontation du trilinguisme institutionnel, qui s’est développé historiquement, avec la diversité linguistique et culturelle qui s’accentue sur le plan local et avec la globalisation qui progresse sur le plan international, oblige l’école à repenser sa manière de soutenir le développement culturel des enfants.

Littératies multiples et diversité linguistiqueUne dimension-clé de ce développement est celle de la littératie. Souvent, ce terme est simplement associé à l’apprentissage de l’écrit. Dans une approche socioculturelle, se focaliser sur la pluralité des pratiques de littératie revient à reconnaître la diversité des pratiques d’écriture, de lecture et d’oralité autour de textes de différents genres et styles associés à des domaines d’activités, des contextes et des identités sociales variables. Ces pratiques combinent de manière multimodale un large éventail de ressources (linguistiques et autres : visuelles, sonores, gestuelles, corporelles, spatiales) en s’appuyant de plus en plus sur les technologies de la communication.

Si l’on analyse de plus près des événements de littératie mettant en jeu les différentes langues institutionnelles et celles de jeunes enfants dans des contextes scolaires luxembourgeois, on se rend compte que ce n’est pas le plurilinguisme des élèves qui pose problème. C’est plutôt notre tradition de concevoir les programmes d’apprentissage des langues dans une visée homogénéisante et d’organiser les apprentissages d’une manière rigide et pré-structurée qui laisse peu d’espace pour exploiter, sur le plan pédagogique, la diversité des ressources linguistiques et culturelles que les enfants apportent à l’école. Pensant la littératie comme un ensemble de facultés techniques de lecture et d’écriture qui seraient neutres et universelles et qui devraient être acquises séparément dans les formats spécifiques de chaque langue, une telle conception ne tient pas compte de la diversité des pratiques et des expériences de littératie des enfants. Dans les familles, dans les groupes de pairs, dans la vie associative, ces pratiques sont en effet assez différentes de celles qui sont valorisées par l’école, comme commence à le décrire la recherche ethnographique qui se met en place depuis la fin du dernier siècle2.

« Comment utiliser la diversité linguistique et culturelle que les enfants apportent à l’école de manière positive comme ressource pour leurs apprentissages en vue de leur développement culturel et de leur intégration sociale »3 est bien une des questions fondamentales qui se posent à l’école sur le plan des pratiques pédagogiques.

Apprendre dans des espaces plurilinguesL’analyse d’activités de littératie dans le cadre de deux projets de recherche4 dans des classes luxembourgeoises à forte proportion d’enfants issus de l’immigration montre que le processus d’enseignement et d’apprentissage ne peut réussir que quand le contexte social est pris en considération. Dans plusieurs des contextes décrits, l’observation de pratiques scolaires dans lesquelles l’utilisation des différentes langues maternelles par les enfants était légitimée et encouragée par les enseignants met en évidence que la diversité linguistique et culturelle peut fonctionner comme ressource réelle pour les apprentissages.

Ainsi, lors d’une activité de français dans une classe de 3e année d’études, cinq enfants dont trois lusophones (deux garçons et une fille), une fille luxembourgeoise et une fille parlant principalement le serbo-croate en famille, travaillent en groupe sur un texte écrit en français par l’un des garçons lusophones. La fille luxembourgeoise ne réussissant pas à reformuler le texte, le garçon portugais qui est l’auteur du texte encourage la fille portugaise du groupe, qui n’ose pas prendre la parole, à participer à l’activité en s’adressant alternativement en luxembourgeois au chercheur présent lors de l’activité et en portugais à sa camarade lusophone :

Au chercheur : Hat huet dat verstan, hat kann dat erzielen.

À sa camarade : Queres contar como foi a Geschicht assim.

Au chercheur : Hat well dat erzielen, Här Lehrer.

À sa camarade :  Então dis como é que era, é que era, a història, conta. 

Après avoir écouté attentivement l’histoire reformulée par la fille portugaise, la fille luxembourgeoise propose de reformuler l’histoire en allemand, ce qu’elle fera avec la participation des autres membres du groupe qui soutiennent son intervention en étayant ses propos par des feed-back.

Dans la situation exposée, les enfants co-construisent un espace d’apprentissage plurilingue qui permet d’élargir l’objet de l’activité et qui ouvre ainsi de nouvelles possibilités de participation et d’apprentissage à tous les membres du groupe en valorisant et en mettant à profit leurs ressources individuelles linguistiques et culturelles. Cette possibilité de participation aux pratiques scolaires leur donne une voix, dans la mesure où elle leur permet d’enchaîner sur les discours qui leur sont familiers et qu’ils ont développés dans les interactions avec les personnes et les contextes qui leur sont proches. Ainsi, les rôles de tous enfants par rapport à l’activité et aux langues sont transformés : les participants sont reconnus tantôt comme locuteurs légitimes dans leurs différentes langues maternelles, tantôt comme apprenants experts dans des langues qui leur sont proches (le français pour la fille portugaise, l’allemand pour la fille luxembourgeoise), tantôt comme novices dans d’autres langues (le français pour la fille luxembourgeoise).

Compétences langagières et littératies plurilinguesDans le premier exemple exposé, l’utilisation alternée des différentes langues, qui conduit au déploiement d’une activité conjointe dans un espace linguistique hybride, contribue au développement d’une compétence plurilingue5 par tous les participants. Pour communiquer au sujet d’un texte, les enfants partagent, à des degrés différents, une compétence de compréhension en français, mais ils utilisent deux langues institutionnelles différentes (français, allemand) pour reformuler l’histoire et deux langues supplémentaires (luxembourgeois, portugais) pour négocier l’activité. Ils développent ainsi, comme les enfants de l’exemple qui suit, un répertoire linguistique dans lequel toutes leurs langues ont leur place, avec une sensibilité métalinguistique pour les similitudes et les différences entre les langues ainsi que leurs conditions d’utilisation. En devenant sensibles à la dimension sociale de l’activité, les enfants configurent la situation d’apprentissage comme événement de littératie plurilingue générant de nombreuses opportunités d’apprentissage pour tout le groupe.

Un tel engagement des enfants dans l’activité n’est possible que parce qu’ils vivent la situation comme une construction de sens dans laquelle ils peuvent s’approprier les outils symboliques de médiation en enchaînant sur leur propre histoire linguistique et culturelle pour explorer et négocier la réalité sociale et pour transformer cette réalité. Ce processus est soutenu par la réflexion métalinguistique qui est rendue possible parce que les enfants peuvent aussi utiliser les langues qu’ils connaissent déjà. 

Stratégies d’intégration socialeC’est aussi la concentration sur le sens qui permet à cinq enfants d’une classe d‘accueil de travailler et de co-construire leurs processus d‘apprentissage ensemble. Il y a neuf langues présentes dans cette classe, le français servant de langue de communication principale avec l’enseignante, le portugais étant utilisé entre les quatre enfants lusophones pour des explications ainsi que l’anglais entre une fille grécophone et sa copine lusophone. L’enseignante encourage les enfants de temps en temps à utiliser leurs propres langues pour enrichir les interactions, sans perdre de vue l’objectif de l’activité.

Ici, l’ouverture des enfants et des enseignants face à la diversité linguistique qu’ils vivent quotidiennement leur permet de développer des stra­tégies efficaces pour s’inscrire dans l’environnement trilingue dominant. Pendant que l’un des enfants lusophones adopte une stratégie plutôt assimilatrice, en se concentrant sur l’apprentissage du luxembourgeois et de l’allemand, ses camarades lusophones plus jeunes gèrent la diversité linguistique d’une manière ludique. Ils profitent de leurs ressources et de leur créativité personnelles pour construire des ponts entre différentes langues : l’un des deux – qui est au tout début de son apprentissage du luxembourgeois, mais qui a une petite copine luxembourgeoise – en recourant souvent aux gestes et onomatopées, l’autre en élaborant des stratégies interlangagières entre sa première langue et le français. Les deux filles cependant choisissent le français en classe ; entre elles, elles cultivent l’anglais qu’elles ont appris dans des écoles internationales. Leur stratégie d’intégration linguistique fait preuve de pragmatisme face d’une part au trilinguisme institutionnel de l’école luxembourgeoise et, d’autre part, à la dimension internationale qui façonne plus particulièrement leur biographie.

Ce deuxième exemple nous montre surtout comment les enfants utilisent les langues pour construire leurs identités et comment ils développent des stratégies d’intégration sociale. Soutenir le développement de leurs pratiques dans ce sens, signifie les engager dans la construction de leur avenir social en partant de leur propre histoire.

École et construction de l’avenir socialL’exemple de tous ces enfants montre que la diversité linguistique et l’intégration au système institutionnel trilingue ne s’excluent que dans une logique assimilatrice et homogénéisante de la société. Si cette dernière s’ouvre à la diversité sans ou­blier sa tradition trilingue, elle profitera de la créativité inépuisable des enfants pour co-construire non seulement des situations d’apprentissage, mais aussi leur avenir social et celui de l’école. Comme le montrent les pratiques innovantes observées dans plusieurs écoles, un tel développement ne devient possible que par l’effort conscient des enseignants de dépasser les tensions entre la diversité des ressources polyphoniques des enfants et la nécessité de s’approprier les discours dominants du contexte culturel et socio-économique dans lequel ils vivent. Légitimer la diversité linguistique à l’école est un préalable d’une pédagogie de la possibilité qui peut constituer le fondement critique de littératies plurilingues selon les principes émancipateurs chers à Paulo Freire6 :

– le souci permanent de solliciter et d’accepter les contributions des personnes issues de contextes sociaux et culturels différents du contexte dominant,

– le but de permettre à tous les apprenants de s’approprier leurs propres discours, et, en même temps, d’aller au-delà des discours qui leur sont familiers, pour s’approprier ceux des institutions dominantes ainsi que la multiplicité des discours nécessaires pour participer à des communautés différentes,

– la promotion du dialogue et de la réflexivité afin de découvrir les éléments idéologiques sous-jacents aux pratiques dominantes et à nos propres pratiques : apprendre à nous lire nous-mêmes et à participer de manière responsable à la réinvention d’une société moins injuste.

Cette démarche n’est cependant pas facile et requiert une réflexion et un effort permanents de la part des enseignants tout comme des enfants: en essayant de travailler avec toute la classe sur une chanson portugaise, par exemple, un enseignant lusophone et un enseignant luxembourgeois font soudainement face à une situation délicate dans laquelle des enfants non-lusophones refusent leur participation. Dans la discussion en classe sur les raisons de cette réaction, les enfants font preuve d‘une capacité profonde d’analyse de phénomènes sociaux et nous enseignent que la diversité ne devient problématique que si on la construit et perçoit comme telle. Enseigner des langues signifie aussi promouvoir ces compétences d’analyse et de créativité sociale: L’apprentissage de langues et de littératies ne signifie pas seulement savoir écrire, parler et lire correctement, mais aussi profiter du caractère performatif du discours pour construire ensemble la société future dans laquelle nous voulons vivre. 

Les auteurs sont chercheurs à l’Université du Luxembourg, l’unité de recherche LCMI (Language, Culture, Media, Identities)

1 Maurer, M.P., Fixmer, P., Boualam, R. (2007). Emplois des langues dans le contexte familial des enfants de 3 à 9 ans vivant au Luxembourg. Rapport provisoire non publié. Luxembourg: Université du Luxembourg et Fonds National de la Recherche.

2 Voir entre autres : Heath, S. B. (1983). Ways with words. U. K. : Cambridge University Press. Street, B. (1995). Social literacies: critical approaches to literacy development, ethnography and education. London: Longman. Gregory, E. (2008). Learning to read in a new language. London : Sage.

3 Portante, D., Arend, B., Boualam, R., Fixmer, P., Max, C., Elcheroth, S., Maurer-Hetto, M.P., Roth-Dury, E., Sunnen, P. (2007). Le plurilinguisme auprès des enfants jusqu’à 9 ans: diversité linguistique, apprentissage du luxembourgeois et entrée dans la littératie, Rapport final non publié. Université du Luxembourg et Fonds National de la Recherche.

4 Il s’agit du projet de recherche sur les « Littératies Plurilingues » mis en oeuvre à l’Université du Luxembourg par les auteurs du présent article et du projet sur le plurilinguisme des enfants (cf. 3).

5 Pour ce concept, voir : Council of Europe (2001). Common European Framework of Reference for Languages: Learning, teaching, assessment. Cambridge: CUP.

6 Freire, P. [&] Macedo, D. (1987). Literacy. Reading the Word and the World. London: Bergin and Garvey.

Dominique Portante
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