L’Union des marchés de capitaux, l’Arlésienne de l’intégration européenne.
Et pour cause

Désillusions

d'Lëtzebuerger Land du 10.05.2024

Quand une information pas vraiment grand public crée le buzz et provoque une réaction au plus haut niveau de l’État. Le 26 avril dans une interview à Bloomberg, Patrick Pouyanné, le PDG de TotalEnergies (quatrième capitalisation boursière française) a annoncé que son groupe allait sans doute choisir Wall Street au lieu de Paris comme lieu principal de sa cotation. Il laissait même entendre que le siège social pourrait être transféré aux États-Unis. Le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, fils d’un ancien cadre de Total, est aussitôt monté au créneau en surjouant quelque peu son indignation. Il avait une idée derrière la tête. Selon lui, la décision de TotalEnergies signifie que le groupe n’est pas capable de trouver en Europe les financements nécessaires à son développement en raison de l’étroitesse des marchés financiers, ce qui milite en faveur de la réalisation urgente de l’Union des marchés de capitaux (UMC), un projet que la France souhaite relancer depuis déjà plusieurs mois.

Depuis l’annonce de cette initiative en juillet 2014 par Jean-Claude Juncker, alors président de la Commission européenne, l’UMC est l’Arlésienne de l’UE. On en parle souvent mais elle n’apparaît jamais, même si des tentatives ont quand même abouti sur certains segments financiers européens, comme le règlement sur les marchés de crypto-actifs (MiCA) qui sera applicable à partir du 30 décembre 2024.

Pour tenter d’accélérer la mise en place de l’UMC, les autorités françaises ont mobilisé plusieurs « pointures » de la finance comme Christian Noyer. L’ancien gouverneur de la Banque de France a présenté le 25 avril au ministère des finances un « Rapport pour relancer l’Union des marchés de capitaux ». Il reprend plusieurs thèmes du « Rapport Letta » présenté au Conseil européen une semaine plus tôt (le 17 avril) par l’ex-président du Conseil italien. Ce dernier préconise l’accélération de l’intégration européenne dans la finance, les télécoms, l’énergie et la défense.

Pour comprendre cette stratégie il faut partir d’un constat simple. Alors que pour le grand public la finance est le prototype de l’activité mondialisée, elle fonctionne en réalité de manière très fragmentée, principalement dans un cadre domestique, ce qui s’explique autant par l’histoire que par les différences culturelles, juridiques et fiscales qui persistent entre les pays. Dans le domaine bancaire par exemple, dans la plupart des pays d’Europe les banques locales détiennent d’écrasantes parts de marché, laissant la portion congrue à leurs concurrentes étrangères. Un grand nombre de produits et services bancaires sont propres à chaque pays et l’activité transfrontalière est très limitée.

En ce qui concerne les marchés financiers, il existe toujours en Europe une multitude de bourses locales (au moins une par pays), même si elles sont aujourd’hui gérées par seulement quatre grandes « entreprises de marché » (London Stock Exchange, Deutsche Börse, Euronext et Six). Dans les deux cas, il existe bien des instances européennes de régulation, l’Autorité bancaire européenne (ABE) et l’Autorité européenne des marchés financiers (plus connue sous son acronyme anglais Esma), créées toutes deux en 2011 et ayant toutes deux leur siège à Paris. Mais leur rôle opérationnel est réduit car elles délèguent leurs prérogatives aux autorités de tutelle nationales (CSSF au Luxembourg, FSMA en Belgique, AMF et ACPR en France).

Pour les tenants de l’idéologie libérale qui marque la construction européenne, cette situation est intolérable. La finance est une des rares activités économiques où il n’existe toujours pas de « marché commun », 67 ans après la signature du traité de Rome et 31 ans après la création du Marché unique supposé assurer la libre circulation des biens, des services, des capitaux et des personnes en Europe. La fragmentation des marchés bancaires et financiers fait obstacle à une bonne allocation des ressources. Les épargnants européens – avec un taux d’épargne de quatorze pour cent, ils économisent proportionnellement trois fois plus que les Américains – seraient pénalisés car ils n’ont pas forcément accès aux produits les plus performants, tandis que les entreprises, notamment les petites et moyennes entreprises ne trouvent pas, en montant et en taux, les financements nécessaires à leur développement. Un constat d’autant plus préoccupant que, selon le rapport Letta sur la compétitivité de l’UE, l’Europe est face à un « mur d’investissements » liés au financement de la transition énergétique et à la révolution numérique.

Selon Philippe Oddo, associé-gérant d’Oddo BHF, dans un entretien paru le 3 mai dans le quotidien économique français Les Échos, le potentiel mobilisable auprès de l’épargne privée s’élèverait à quelque 13 000 milliards d’euros. Près de dix mille milliards proviendraient du fléchage de l’épargne des ménages vers les placements en actions. Actuellement sur un montant de 32 000 milliards d’euros, seulement quinze pour cent sont investis en actions. En appliquant aux Européens la proportion observée aux États-Unis, soit 45 pour cent, on parviendrait à un total de 14 400 milliards. Une autre ressource viendrait de l’allègement des bilans des banques, via la titrisation des crédits hypothécaires. Actuellement les banques européennes sont « plombées » à hauteur de 6 000 milliards d’euros par les créances immobilières qu’elles détiennent, pour une durée par définition assez longue. La création en Europe d’une « plateforme de titrisation » selon les modèles des agences américaines FNMA (Fannie Mae) et FHLMC (Freddie Mac) permettrait de « refinancer au moins la moitié » de ce montant. Une somme à comparer aux 1 500 milliards de prêts aux PME et ETI (entreprises de taille intermédiaire) en Europe.

Les rapports Letta et Noyer ont été très bien accueillis par les professionnels de la finance, notamment les lobbys de la gestion d’actifs, qui y voient l’occasion d’accroître les montants qui leur seront confiés, mais aucune réaction n’a encore été enregistrée du côté des associations de consommateurs et des syndicats patronaux, ce qui est éloquent. Ces estimations sont irréalistes pour ne pas dire fantaisistes, d’autant qu’elles ne sont accompagnées d’aucun délai et d’aucune préconisation pour atteindre les objectifs fixés. Ainsi, même en raisonnant dans une perspective de dix ans, on voit mal comment il serait possible de tripler la part de l’épargne des ménages investie en actions.

En France, selon l’Autorité des marchés financiers, le taux de détention de placements en actions cotées, en direct ou via des OPC, n’est que de 7,5 pour cent contre plus de quinze pour cent en 2009, soit deux fois moins. Quant à la Banque de France elle évaluait fin 2023 à 8,3 pour cent la part du patrimoine financier des ménages investie directement ou indirectement en actions, là où les partisans de l’UMC nous parlent d’un objectif de 45 pour cent. Par ailleurs, ces derniers s’expriment comme si l’épargne placée sur les dépôts à vue, les comptes d’épargne et les livrets était improductive. Or ce n’est pas le cas. À partir du moment où elle n’est pas thésaurisée, l’épargne est à la base de la distribution de crédit par les banques. C’est le principe de l’intermédiation et plus précisément de la « transformation bancaire » qui consiste à convertir un passif à court terme (les dépôts) en actifs d’une durée moyenne beaucoup plus longue (les crédits). Cette fonction est, historiquement, le fondement même de l’activité bancaire.

On pourrait donc estimer que si l’épargne n’est pas suffisamment fléchée vers des emplois productifs à long terme, c’est que les banques ne font pas correctement leur travail. Plusieurs indices confirment que même les banques commerciales n’aiment pas trop le crédit, en partie pour des raisons réglementaires. Selon une étude publiée en 2023 par l’ACPR en France, le ratio prêts/dépôts des banques européennes est passé de 144 pour cent à 112 pour cent entre septembre 2014 et décembre 2022, ce qui signifie qu’elles distribuent de moins de moins de crédits par rapport à ce que les dépôts reçus le permettraient. Par ailleurs en prenant le cas des six premiers groupes bancaires français, on découvrait que la marge nette sur intérêts ne représentait plus que 46 pour cent du Produit Net Bancaire. Le crédit est une activité contraignante pour les banques. Elle exige une logistique interne lourde (notamment pour l’analyse et le suivi du risque), elle est consommatrice de fonds propres et affecte négativement la relation commerciale en cas de refus. Plutôt que des intérêts sur les crédits, les banques préfèrent encaisser des commissions et des « revenus nets des activités de marché » dont le cumul pèse déjà 36 pour cent du PNB en France.

Concernant les marchés financiers, les partisans de l’UMC font valoir que si de grandes entreprises n’arrivent pas à lever des fonds en Europe, elles iront les chercher aux États-Unis avec un enjeu de souveraineté, rien de moins. « Lorsque les entreprises sont financées par des investisseurs américains, elles ont tendance à regarder vers les États-Unis » déclarait Philippe Oddo aux Échos. Mais si TotalEnergies indique en effet qu’avec 48 pour cent d’investisseurs américains, il est logique que le groupe soit principalement coté à New-York, son PDG n’a pas caché que cette situation n’était pas liée à la profondeur du marché américain mais au fait que les investisseurs y sont moins regardants sur la gouvernance du groupe, très contestée en Europe, et surtout sur le respect des critères ESG devenu très contraignant en Europe. Au final, ce sont davantage les tracasseries fiscales, administratives et réglementaires subies dans l’UE (et pour TotalEnergies l’attitude intrusive du gouvernement français) qui expliqueraient le choix de Londres ou de New York pour s’installer et/ou se faire coter.

Georges Canto
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