Luxemburgensia

Science de combat au service du nazisme

d'Lëtzebuerger Land du 15.07.2011

Il est des lieux communs sur le nazisme qui ont la vie dure. L’un d’eux consiste à le percevoir uniquement comme un mouvement populiste, irrationnel, qui exploita habilement la détresse de masses traumatisées par la crise économique. Comment comprendre autrement que le peuple des poètes et des penseurs ait pu se laisser séduire par une idéologie grossière, sortie tout droit des brasseries de Munich ?

C’est oublier que Hitler sut gagner l’appui des élites traditionnelles : administrative, militaire, économique mais aussi académique. Les purges du régime nazi ne frappèrent qu’une minorité de chercheurs et ceux qui conservèrent leurs postes ne se contentèrent pas de se réfugier dans leur proverbiale tour d’ivoire. Bien au contraire, ce sont des historiens, des géographes ou des ethnologues, reconnus bien au-delà des frontières du Troisième Reich, qui fournirent à ce dernier le corpus intellectuel, à partir duquel il tenta de redessiner la carte humaine de l’Europe.

En Allemagne de l’Ouest, où ces universitaires faisaient encore autorité, le sujet resta longtemps tabou. Ce n’est qu’à la fin des années 1990 que des historiens comme Michael Fahlbusch ou Peter Schöttler commencèrent à s’en emparer. Dans un travail soutenu en 2009, l’historien luxembourgeois Bernard Thomas s’est pour sa part intéressé à l’impact qu’eurent les chercheurs allemands servant les intérêts du Reich au Luxembourg, entre 1931 et 1940,. Récompensé cette année du prix de la Fondation Robert Krieps pour le meilleur mémoire de Master 2, son étude vient de paraître aux éditions d’Lëtzebuerger Land.

Bernard Thomas y rappelle d’abord que les universitaires qui allaient servir les desseins du régime hitlérien n’étaient pas nécessairement membres du parti nazi. Ils appartenaient pour la plupart à ce courant conservateur ultranationaliste, radicalisé par la défaite de 1918 et l’avènement de la République. Scientifiques patriotes, ils considéraient qu’il était de leur devoir de mettre leurs compétences au service du redressement de leur pays. Les instituts transdisciplinaires au sein desquels ils allaient coordonner leurs efforts, rassemblés en Volksdeutsche Forschungsgemeinschaften (VFG), virent le jour dès le début des années 1930, alors que le régime républicain de Weimar entrait dans sa phase d’agonie. Le pouvoir nazi ne fit que reprendre et étendre les structures existantes.

Les VFG étaient, selon l’expression de Bernard Thomas, des think tanks, chargés de donner une légitimation intellectuelle aux ambitions expansionnistes de l’Allemagne. Leurs domaines de recherche se partageaient en deux grands axes géopolitiques : à l’Ostforschung revenait l’étude du mouvement séculaire vers l’est du peuple allemand et sa confrontation avec les peuples slaves, à la Westforschung celle de la lutte contre l’ennemi héréditaire français. Chacun des instituts dépendant des VFG devait ensuite se spécialiser dans l’étude d’une zone géographique précise. L’Institut für geschichtliche Landeskunde der Rheinlande (IGL), basé à l’université de Bonn, s’intéressait plus particulièrement au cas du Luxembourg.

D’après les thèses développées à l’IGL, le Luxembourg était une terre allemande. Ce n’était pas la volonté de ses habitants qui l’avaient séparé du reste du Reich, mais l’impérialisme français, relayé par une mince élite bourgeoise, qui avait imposé au peuple la langue et les conceptions politiques de l’envahisseur latin. En faisait abstraction de ces notables acculturés, on pouvait constater qu’en chaque Luxembourgeois sommeillait un Allemand fidèle à son sang, qui ne demandait qu’à être réveillé.

La stratégie des Westforscher pour provoquer cet éveil fut des plus subtiles. Les documents que Bernard Thomas a mis à jour montrent à quel point il leur importa de garder secrets leurs buts véritables, en s’abritant derrière le masque rassurant d’universitaires uniquement guidés par un souci d’objectivité scientifique. C’est par le biais de publications, de conférences et d’une coopération universitaire de prime abord innocente, qu’ils cherchèrent à familiariser le public luxembourgeois à leurs vues.

Mais l’auteur montre également que, si de nombreux intellectuels luxembourgeois épousèrent la vision völkisch des Westforscher, ils n’adoptèrent pas forcément leurs conclusions pan-allemandes. Bien plus, certains d’entre eux retournèrent les théories ethno-culturelles contre leurs concepteurs en en faisant la base d’une définition de l’identité nationale luxembourgeoise – le Luxem­burgertum –, qui perdura longtemps après la fin de la guerre.

À juger l’action des Westforscher à l’aune de leurs propres objectifs, on pourrait donc conclure que celle-ci fut finalement contre-productive. Le travail de Bernard Thomas nous permet toutefois de comprendre que leur rôle ne fut pas seulement crucial avant la guerre mais aussi sous l’occupation. Il est en effet frappant de constater à quel point la politique d’annexion et de germanisation du régime nazi au Luxembourg fut redevable des théories développées à l’IGL. L’interdiction de la langue française et la suppression du système parlementaire portent tout autant son empreinte que l’organisation du recensement d’octobre 1941 ou la déportation vers le Reich de familles entières de cette bourgeoisie luxembourgeoise considérée comme francophile. Sans parler, bien sûr, des persécutions antisémites culminant dans l’Holocauste.

Enfin, les réseaux que les chercheurs de l’IGL bâtirent au cours de leurs nombreux séjours au grand-duché, une fois réactivés, se révélèrent essentiels dans l’organisation de la Volksdeutsche Bewegung (VdB). Josef Schmithüsen peut en effet être considéré comme le véritable père du mouvement collaborationniste luxembourgeois. Ce géographe allemand, qui avait consacré sa thèse au Luxembourg, y revint au le 14 juin 1940, avec pour mission de créer un rassemblement de Luxembourgeois favorables au rattachement de leur pays au Reich. Pour ce faire, il commença par consulter son carnet d’adresses.

Bernard Thomas : Le Luxembourg dans la ligne de mire de la Westforschung. 1931 – 1940, , Éditions d’Lëtzebuerger Land, Luxembourg 2011 ; 276 pages ; 25 euros ; en vente dans les librairies Ernster et Alinéa, par téléphone 48 57 57-1 ou en envoyant un mail
Vincent Artuso
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