L’ambassadrice de Palestine, Amal Jadou, nous accueille mardi à Bruxelles, au premier étage de la représentation de la Palestine auprès de l’UE, du Luxembourg et de la Belgique. Cette ancienne numéro deux de la diplomatie palestinienne, puis sherpa du Premier ministre, Mohammad Mustafa, a été placée par son gouvernement dans la capitale européenne en octobre dernier, signe de l’importance que pourrait revêtir le Vieux Continent dans la nouvelle configuration des relations internationales et alors que les Palestiniens subissent de plus en plus violemment le joug israélien. Ce mardi, Amal Jadou partage sa tristesse. Elle a appris dans la matinée que trois membres de la famille d’une collaboratrice ont été tués lundi à Gaza par une frappe israélienne. Un journaliste d’Al Jazeera de 21 ans a aussi été assassiné. Dans le testament retrouvé sur sa dépouille, il explique dévouer sa vie « à dévoiler la vérité qu’Israël essaie d’enterrer », relate la diplomate : « C’est un jour sombre pour moi ».
D’Land : Madame l’Ambassadrice, à l’inverse de son homologue belge, le ministre des Affaires étrangères du Luxembourg, Xavier Bettel (DP), n’a pas dénoncé la rupture du cessez-le-feu par Israël la semaine dernière. Les bombardements ont tué un millier de personnes en quelques jours. Comment interprétez-vous ce silence ?
Amal Jadou : Permettez-moi d’abord de souligner les bonnes relations qui nous lient au Luxembourg et à sa population. Mon Premier ministre a accueilli le ministre Bettel au début du mois de mars. Ils ont eu un bon échange. Il est primordial de renforcer ces relations. Nous comptons sur des voix fortes au sein de l’UE et parmi les États-membres. Nous sommes très reconnaissants de la posture adoptée par le ministre belge et nous espérons que d’autres ministres suivront. Mais l’UE s’est aussi exprimée à ce sujet. Peut-être que le Luxembourg se rangeait derrière cette prise de position. Nous encourageons cependant tous les ministres à affirmer leur position pour exercer une pression et montrer que ce qu’Israël fait est mal. On parle de la destruction de Gaza, de plus de 50 000 morts depuis le 7 octobre 2023. Les voix courageuses sont les bienvenues en ces temps difficiles.
Avez-vous rencontré Xavier Bettel ?
Je l’ai rencontré avant de prendre mes fonctions à Bruxelles (en octobre dernier, ndlr). Nous nous étions vus deux fois en Palestine quand j’étais ministre adjointe aux Affaires étrangères. J’attends d’avoir la chance de le rencontrer bientôt. Nous allons solliciter un rendez-vous. Mon Premier ministre se rendra aussi à Luxembourg le 14 avril pour une réunion dans le cadre de l’accord d’association intérimaire UE-Palestine. Nous avons demandé à rencontrer le Premier ministre luxembourgeois.
Comment comprenez-vous que Xavier Bettel se soit rendu quatre fois en Israël et en Palestine depuis qu’il est ministre des Affaires étrangères ?
C’est important de se rendre sur place. Il lui faut s’engager. Il veut aussi peut-être voir la réalité telle qu’elle est : les camps de réfugiés, la dévastation du territoire palestinien, l’expansion des colonies israéliennes, les conditions de vie des Palestiniens en général. Peut-être aussi que le ministre Bettel veut montrer l’importance du conflit israélo-palestinien. J’espère qu’il pourra jouer un rôle dans l’installation de la paix.
Vous avez remis vos lettres de créances au Grand-Duc héritier Guillaume en janvier. Que vous a-t-il dit ?
Cet accueil par son altesse royale a rendu cette journée mémorable pour moi et la Palestine. Cela a été une rencontre sincère. Il a voulu en savoir plus sur la situation à Gaza et en Cisjordanie. Je l’en ai informé. Il a montré beaucoup d’intérêt. Je sais aussi que la famille royale consacre de nombreux efforts au respect des droits de l’Homme en différents endroits. Je les encourage à regarder du côté des femmes et des enfants de Palestine.
Est-ce que vous attendez du Luxembourg qu’il reconnaisse la Palestine à court terme ?
D’autres pays ont récemment assumé cette responsabilité. Je pense que c’est la chose à faire. D’autant plus lorsqu’on plaide la solution à deux États. Lorsque l’on en reconnait un, il convient de reconnaitre l’autre. Le Luxembourg prend acte de l’annexation des territoires occupés et de leur expansion, ainsi que de l’instauration du régime d’apartheid. Reconnaître l’État palestinien lui permettrait de donner plus de cohérence à sa position. Beaucoup de pays, y compris des grandes puissances, reconnaissent la souveraineté de la Palestine. Une reconnaissance par les pays de l’UE créerait un momentum et mènerait vers la paix et la sécurité.
L’Espagne, l’Irlande, la Slovénie et la Norvège ont reconnu la Palestine l’an passé. Comprenez-vous pourquoi le Luxembourg ne l’a pas fait ?
Le Luxembourg dit attendre le moment opportun pour que cela aide le processus politique. Le Luxembourg dit vouloir le faire avec d’autres pays. Mais la décision relève de la souveraineté luxembourgeoise. Le Luxembourg peut agir seul. J’aborderai la question de la reconnaissance lors de mes entrevues avec les représentants du gouvernement luxembourgeois. Cela s’impose quand des dirigeants de ce monde envisagent d’évacuer un territoire de ses habitants. Que cela soit à Gaza ou en Cisjordanie.
Vous faites référence à l’annonce du gouvernement Netanyahu cette semaine de la création d’une administration à l’émigration volontaire…
Oui. Et au ministre de la Défense Israël Katz qui veut encourager les personnes à partir. Le monde a entendu ce qu’a dit le président des États-Unis (faire de Gaza une Riviera sans les Palestiniens, ndlr), ce que le ministre Bezalel Smotrich a dit (que le plan de Donald Trump est mis en œuvre, ndlr). Les pays qui croient en le droit des peuples à l’auto-détermination, aux droits de l’Homme, au droit international humanitaire doivent impérativement respecter leurs engagements. Particulièrement un pays comme le Luxembourg. Les politiques visant à vider le territoire palestinien de ses habitants sont illégales et injustes. Nous les rejetons. Nous resterons dans notre pays. Nous ne sommes ni Égyptiens, ni Syriens, ni Libanais. Nous voulons rester dans notre patrie (homeland). Quand le cessez-le-feu a commencé, les habitants de Gaza se sont précipités et ont dressé des tentes sur les ruines de leurs maisons. Ils n’ont pas quitté le pays. Et nous saluons que l’UE rejette clairement l’expulsion des Palestiniens de leurs terres et continue à soutenir la solution à deux États. Mais ce qui manque ce ne sont pas les mots, mais les actions.
Vous avez écrit votre thèse sur la médiation américaine dans les processus de paix entre les Arabes et les Israéliens. L’UE a-t-elle pris davantage d’importance dans le processus après les propositions du président américain ?
J’ai vécu aux États-Unis. Je sais que ce projet n’est pas soutenu par l’ensemble de la population américaine, notamment dans la jeunesse. Des étudiants se sont levés en faveur des droits des Palestiniens. De nombreux juifs américains également. Comme mémoire de master, j’ai réalisé une étude comparative entre les indigènes d’Amérique et les Palestiniens. Ce qui est arrivé aux populations d’Amérique avant la colonisation européenne a précédé l’émergence des Nations unies, la Cour internationale de justice, la Cour pénale internationale ainsi que les réseaux sociaux. Je crois en la capacité de mon peuple à persévérer sur son propre territoire. Nous appelons l’UE et toutes ses instances à jouer un rôle plus important pour parvenir à la solution à deux États. Nous espérons que le monde libre réagira.
De quelle manière doit-il réagir ?
Reconnaître la Palestine est important. Cesser d’envoyer des armes à Israël, essentiel. Boycotter les entreprises qui travaillent dans les colonies israéliennes, lutter contre les colons violents (l’UE en a sanctionné quelques-uns, ndlr), décourager les sociétés européennes de faire affaires avec Israël pourrait aussi jouer un rôle. Après la réunion du conseil d’association UE-Israël le 24 février, de nombreuses personnes ont annoncé que ce ne serait plus business as usual, condamnant les atteintes aux droits de l’Homme commisses par Israël. Dans les faits, un mois après, c’est toujours business as usual. Et Israël a rompu le cessez-le-feu à Gaza quelques jours après la réunion. Quelle image le monde arabe et le Sud peuvent-ils avoir de l’UE dans ce contexte ? Cela n’aide pas les relations de l’UE avec le reste du monde. Il nous faut créer une alliance de paix avec l’UE pour rendre réversibles les politiques menées par Israël, notamment l’occupation. Ce sont des choses que de nombreux pays peuvent faire, y inclus le Luxembourg.
Vous avez été éduquée dans des écoles de l’UNRWA. Lors d’une récente visite, Xavier Bettel a pointé du doigt une page d’un manuel ou un « martyr » est glorifié. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
L’Autorité palestinienne a entrepris de nombreuses démarches pour mettre à jour les manuels. En collaboration avec la représentation de l’UE à Jérusalem, conformément aux standards de l’Unesco. L’histoire palestinienne, nous ne pouvons ne voulons pas la changer. Mais nous pouvons changer le futur. Les gens vivent sous l’occupation. En état de siège dans des bantoustans séparés les uns des autres. Ils font face aux soldats israéliens qui les attaquent, les déplacent ou détruisent les camps de réfugiés et les maisons. Soyons clairs : les étudiants à Gaza n’ont rien appris ces seize derniers mois. Ils sont simplement témoins et victimes, impuissants, des politiques israéliennes. Il est plus important de changer cette réalité que les manuels d’histoire.
Vous êtes vous-même née dans un camp en Cisjordanie. Pouvez-vous parler de votre expérience personnelle sous l’occupation ?
Vivre sous l’occupation, c’est vivre sans exercer aucun contrôle sur les choses les plus basiques du quotidien. C’est se réveiller le matin et découvrir que tu ne peux pas aller à l’école, que des camarades ont été assassinés parce qu’ils ont jeté des cailloux sur une patrouille israélienne occupant la ville. C’est une vie misérable où l’on est privé d’accès à son lieu de naissance ou d’où l’on vient. J’ai grandi dans le camp d’Aida à Bethléem mais ma famille est originaire de Jérusalem-Ouest d’où elle a été chassée. Mon père est devenu réfugié à l’âge de neuf ans. Il a connu la dépossession dès sa plus tendre enfance. La vie de Palestinien, c’est une privation après l’autre.
Ne pensez-vous pas que le fait que les élections ne se soient pas tenues depuis 2006 nuise à la légitimité des demandes palestiniennes ?
Des élections devaient se tenir en 2021. Tout le monde s’en réjouissait dans la société palestinienne. Mais Israël nous a refusé le droit de voter à Jérusalem-Est. Nous voudrions organiser des élections. Mon Premier ministre le souhaite. Mais Gaza est complètement détruite. Les gens enterrent leurs morts. Nous avons besoin de temps. Pareil en Cisjordanie. Il faut aux gens pouvoir voter dans un contexte plus apaisé. Et l’absence d’élection ne saurait être un prétexte pour nous discriminer. Le président est légitime jusqu’à ce qu’un autre ait prêté serment.
Comment retrouver la paix à Gaza ?
Je crois que les médiateurs, l’Égypte, le Qatar et les États-Unis, font de leur mieux pour remettre tout le monde autour de la table. N’oublions pas néanmoins que le cessez-le-feu a été brisé par Israël pour assurer la survie politique de Benyamin Netanyahu. Il se moque de ses propres otages et de la population civile palestinienne. La communauté internationale doit se mobiliser et exercer davantage de pression sur Israël, y compris l’UE. Kaja Kallas s’est déplacée en Israël lundi. Elle a soulevé la question du cessez-le-feu. J’espère aussi que les Israéliens eux-mêmes vont déloger cette coalition qui déstabilise toute la région.