Depuis cinq ans, Alexander Grodensky est le rabbin de la communauté juive libérale d’Esch. Un sacerdoce autant qu’un job à plein temps

Shabbat sur Zoom

Alexander Grodensky
Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 25.12.2020

Oubliez tout ce que vous avez lu dans Le Chat du Rabbin (la bédé de Joan Sfar chez Dargaud) : tous les rabbins ne sont pas ventripotents, habillés en noir et affublés d’une barbe blanche. Avec son col roulé et sa veste noirs, Alexander Grodensky ressemble plus à un comptable qu’à un homme de Dieu. Il n’a que 37 ans, ce qui veut dire qu’il est devenu le rabbin de la communauté juive d’Esch-sur-Alzette à seulement 31 ans. Une communauté de quelques 200 à 300 membres qui se définit comme « libérale » (ou « réformée »), un courant « ouvert et inclusif » qui « revisite les traditions à la lumière de la société contemporaine qui nous entoure », comme le détaille David Weis, président de la communauté depuis quelques mois. Un tournant qu’a choisi Esch à la fin des années 2000, ainsi que le raconte Weis : « La communauté juive d’Esch était longtemps liée à la sidérurgie et au commerce. Progressivement, ces personnes se sont installées en ville pour des emplois dans le tertiaire. Le nombre de membres s’est réduit à quelques personnes âgées, la congrégation avait du mal à former un minyan (le quorum de dix hommes nécessaire à la lecture des prières, ndlr). On ne savait pas très bien comment la communauté d’Esch pourrait se maintenir. C’est pourquoi le président de l’époque, Robert Wolf, en accord avec d’autres membres clés de la communauté, a pris la décision audacieuse de transformer Esch, une congrégation historiquement traditionnelle, en une congrégation libérale. » Une décision qui s’est avérée payante, notamment envers les expatriés, dont beaucoup étaient issus de communautés progressistes américaines ou britanniques. Le rabbin britannique Nathan Alfred a été recruté, les hommes et les femmes ont été autorisés à s’asseoir ensemble, les offices ont été dispensés dans plusieurs langues selon les besoins, notamment en anglais, en français et en allemand, les cours de Talmud Torah pour les enfants ont repris… la communauté d’Esch s’est épanouie. En 2015, le rabbin Alfred est parti poursuivre sa mission à Singapour et Alexander Grodensky a été recruté pour son premier emploi. C’est lui qui nous raconte comment il est arrivé là.

d’Land : La religion n’avait pas vraiment sa place dans la société soviétique dans laquelle vous êtes né. Comment devient-on rabbin quand on a été communiste ?

Alexander Grodensky : Je suis né au Tadjikistan où j’ai passé mes six premières années. Mon père était militaire et a été envoyé en Russie, dans la République des Komis, au nord. C’est là que j’ai fait ma scolarité. Mes arrière-grands-parents d’origine lituanienne, étaient communistes, ils suivaient cet idéal qui leur avait permis de s’extraire de leur condition dans le shtetl. J’ai grandi dans un environnement soviétique où la religion était plutôt un fait culturel, avec juste certains repas traditionnels pour Pessa’h ou Pourim. À l’époque, être juif, c’était seulement une mention sur notre passeport. Je me posais parfois la question de savoir ce que ça voulait dire d’être juif, notamment quand je voyais mes camarades de classes qui connaissaient les codes de leur religion chrétienne. Ils n’étaient pas pratiquants, mais ils savaient quoi faire pour des funérailles par exemple. Ce n’est que plus tard, quand j’ai fait mes études en sciences politiques à Saint-Pétersbourg en 2000 que j’ai pu entrevoir la vie d’une communauté juive. J’ai commencé à m’y impliquer, à fréquenter la synagogue. Mais c’était une communauté traditionnelle et il y a vite eu des aspects que je ne pouvais pas accepter comme de ne pas admettre de lecture actuelle des traditions, de ne pas confronter les textes à une approche scientifique. Ma solution a été d’aller poursuivre mes études à Vienne, où j’ai pu prendre du recul. C’est là que j’ai fait connaissance avec le judaïsme libéral. Les choses étaient très différentes dans la manière de mener les offices et de conduire la communauté : l’usage de l’allemand en plus de l’hébreux, la mixité des rangs, les mariages de personnes de même sexe... L’idée du judaïsme libéral est de trouver des solutions créatives pour vivre à la fois dans la religion et dans la société. Par exemple, si on accepte des femmes à des postes-clés de la société, comme des juges ou des cheffes d’entreprise, c’est anachronique de les obliger à se mettre à l’écart à l’étage dans la synagogue.

Vous avez suivi un cursus qui aurait dû vous mener à l’administration publique. Quand avez-vous décidé de devenir rabbin ?

Pendant mes études, j’ai été impliqué dans la vie de la communauté, j’ai travaillé comme assistant au rabbin à Saint-Pétersbourg, j’ai donné des cours aux enfants… Je me suis finalement rendu compte que je ne faisais que fuir ma vocation, ma véritable voie, ce qui m’a poussé à m’inscrire à l’école rabbinique à Potsdam. C’est un cas assez unique où l’école fait partie de l’université et où il faut un degré académique pour poursuivre ses études. Cela veut dire qu’on apporte aussi un point de vue profane, critique au travail rabbinique. Après avoir été ordonné, j’ai appris la possibilité de venir au Luxembourg et j’ai saisi cette opportunité.

Comment avez-vous été accueilli à Esch ? Vous ne correspondez pas vraiment à l’image qu’on se fait d’un rabbin : vous êtes jeune, marié à un homme...

Les gens s’imaginent que les rabbins naissent à 90 ans avec une barbe ! Mon prédécesseur n’était déjà pas un vieux barbon, ce qui a facilité les choses. Je suis venu pour un week-end, j’ai mené un office, puis j’ai travaillé avec les enfants… Je me suis senti à ma place. Arrivé à Esch, j’ai tout de suite trouvé une communauté très unie, avec beaucoup de respect et de tolérance. Très menschlich, on dirait en yiddish. On s’est compris très vite et je m’y sens bien, même si j’ai dû m’adapter à la taille de la ville après avoir vécu à Berlin ou Vienne. Mon mari et moi, on a pu s’intégrer à la vie de la ville et de la communauté. L’usage de l’anglais et de l’allemand dans notre communauté très internationale a rendu l’intégration plus facile.

Est-ce que vous avez constaté de l’antisémitisme à Esch ou au Luxembourg ?

Je n’ai pas à me plaindre de grand-chose. Il y a bien eu des e-mails, des courriers haineux, des messages sur ma boîte aux lettres. Soouvent, face à de telles attaques, les gens vous ignorent et vous laissent seul avec vos problème. Ici, j’ai dois saluer le soutien que j’ai reçu de la part de la ville, du bourgmestre, de diverses associations (y compris du club de foot qui m’a demandé d’inaugurer un match), de mes voisins qui ont tous manifesté leur solidarité. Pour moi, c’est aussi une question de comparaison. Je me sens beaucoup plus en sécurité ici qu’en Russie, en tant que juif… et en tant que gay. Mais la question de la sécurité de la communauté juive reste cruciale et a un coût important. On n’a pas connu d’attaques terroristes, Dieu merci, mais Luxembourg n’est pas une île et s’il y a des attentats en France et en Allemagne, il se peut que ça vienne au Luxembourg. Nous sommes en train de négocier avec le gouvernement pour trouver des solutions au financement de la sécurité, car c’est du devoir d’un État de protéger ses citoyens, quelle que soit leur religion.

Revenons à la question que vous vous êtes posée plus jeune : ça veut dire quoi être juif ?

C’est une question pour toute la vie dont la réponse change au cours de la vie. Mon attitude vis-à-vis du judaïsme n’est pas la même qu’il y a quinze ans. Je ne pense pas que la religion soit gravée dans le marbre ou qu’il faille tout prendre ou tout rejeter. Être juif, c’est donc pour moi un engagement vis-à-vis des traditions, d’où nous venons, mais aussi de ce qui se passe aujourd’hui et maintenant. Un rabbin m’a dit un jour qu’il y avait toutes sortes de juif : des juifs cardiologiques, pour qui ça vient du cœur ; des juifs culinaires pour qui tout est liés aux repas (il y avait d’ailleurs beaucoup de livres de cuisine quand je suis arrivé) ; des juifs spirituels ; intellectuels…

Quel est votre rôle en tant que rabbin ?

C’est difficile à expliquer car je suis le seul employé de notre communauté : je dois veiller à tous les aspects dans la vie de la communauté. Bien sûr les aspects religieux : mener les cérémonies, veiller au casherout (les règles alimentaires juives, ndlr), conduire les prières, l’encadrement des mariages, la préparation des bat et bar mitzvah. Mais au-delà, il y a la gestion de la communauté – qui est assez restreinte, ce qui pose des contraintes de ressources en personnes et en moyens. Il faut être un bon leader, un bon généraliste. Par exemple, ma journée d’aujourd’hui (ce lundi, ndlr) a commencé par une réunion en ligne avec un groupe interconfessionnel qui travaille contre l’antisémitisme où nous avons préparé du matériel pédagogique pour une campagne en Allemagne. Ensuite, j’ai conduit des funérailles à Strassen. J’ai aussi participé à une manifestation devant le Cercle Cité pour protester contre les exécutions qui sont en train de se produire aux États-Unis. J’y étais à l’invitation de l’Acat, association des chrétiens pour l’abolition de la torture, que je voulais soutenir. Avant notre entretien, j’ai passé du temps sur les emails, ce que je ferai encore ce soir…

Pour le moment, vous ne célébrez pas d’office pour cause du Covid...

Légalement, nous sommes autorisés à pratiquer nos cérémonies. Mais ce n’est pas tant une question de ce qui est autorisé que de savoir ce qui fait sens. Nous avons décidé de réduire les offices et de les réaliser en ligne. Nous avons maintenant nos services de shabbat, nos réunions, nos services éducatifs en ligne. Pour les plus grandes occasions, Rosh Hashana et Yom Kippour, nous avons fait des cérémonies hybrides, avec un nombre restreint de personnes présentes et le reste en ligne. J’ai été très surpris du succès que nous avons remporté, y compris avec des gens qui sont loin voire très loin qui ne viennent pas forcément en réel. On va donc garder une version en ligne après la crise sanitaire.

Mais Zoom, c’est de la technologie, de l’électricité… C’est autorisé à shabbat ?

Une synagogue orthodoxe ne l’autoriserait pas. Mais nous avons décidé de laisser cette porte ouverte à condition que ce soit pour un but religieux. Utiliser Zoom pour une réunion professionnelle à shabbat ne serait pas approprié, même avec une approche libérale. C’est d’ailleurs une question que nous avons dû trancher au niveau de l’association rabbinique internationale : est-ce qu’une communauté en ligne est une communauté ? Est-ce qu’on considère dix personnes sur Zoom comme un minyan ? Parce que c’est une technologie interactive, et non passive comme la télévision, nous avons tranché que la communauté était bien là. Et surtout que c’était mieux que rien.

Vous signez des lettres, participez à des manifestations, vous vous montrez à la Gay Mat… Vous êtes quelqu’un d’actif, si pas activiste. Cela fait partie de votre caractère ou c’est dans votre mission ?

Je ne dirais pas que c’est dans mon caractère. Si je m’écoutais, je lirais des livres et j’écrirais. Mais il y a des choses qu’il faut faire en tant que rabbin, en particulier en tant que rabbin libéral, car nous considérons les droits humains comme quelque chose à défendre.

Au regard des cinq années que vous avez passées à Esch, quelles sont vos réussites et quels sont les points sur lesquels il faut encore travailler ?

C’est facile de garder la paix quand tout va bien et que rien ne change. C’est plus difficile quand on est actif et qu’on met en place des projets. Je pense que ça a été le cas. Pas seulement moi, mais de nombreuses personnes de la communauté ont été actives et ça a été un succès car on reste une communauté unie et chaleureuse. Le seul regret est de ne pas réussir à mieux travailler avec Luxembourg-Ville pour former une grande communauté au Luxembourg. Ce n’est pas un problème de volonté, il y a des volontés de part et d’autre, mais ce n’est pas encore au calendrier. Ça prend du temps. Il faut être patient.

La Cour européenne de Justice a confirmé la semaine dernière une loi belge exigeant que les animaux soient étourdis avant l’abattage, rejetant ainsi les pratiques rituelles juives (et musulmanes). Un commentaire ?

Certaines organisations juives ont été très virulentes à la suite de ce jugement, criant à la fin de la liberté de culte. Je pense qu’il faut être moins radical et lire le jugement en détail. Il y a de la place pour que les plus pragmatiques d’entre nous trouvent des solutions qui respectent la liberté de culte tout en intégrant les recherches scientifiques sur la souffrance animale et comment la minimiser. Il y a 2 000 ans, l’abattage tel que nous le pratiquons était plus rapide et faisait moins souffrir les animaux. La méthode qui était valide à l’époque est-elle toujours d’application aujourd’hui ? C’est comme la circoncision qui est désormais pratiquée par un médecin. Il faut être pragmatique et suivre les lois de la société.

France Clarinval
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